Spécial 120 ans
Jean Vallat, un économiste humaniste au service de la vulgarisation

Chaque mois, nous partons à la rencontre d’une personnalité qui a marqué le monde agricole romand ces cent vingt dernières années. Un Genevois, à l’écoute des paysans, a révolutionné l’économie rurale.

Jean Vallat, un économiste humaniste au service de la vulgarisation

Le Pigeon existe toujours, au bord de la route qui mène à Forel (VD) depuis le lac de Bret. C’est dans cette pinte vaudoise qu’en février 1954, Jean Vallat organise le premier groupe de vulgarisation agricole de Suisse romande. L’homme a 30 ans. Né à Genève en 1924, dans une famille catholique d’origine jurassienne, il est au bénéfice d’une formation d’ingénieur agronome de l’École polytechnique fédérale de Zurich. Il vient d’épouser Hélène Ana Ayer et commence sa carrière professionnelle dans le microcosme agricole vaudois. Rien ne présage de l’influence qu’il aura plus tard sur des générations d’ingénieurs agronomes en Suisse. Pourtant, déjà, Jean Vallat est un pionnier. «La vulgarisation était dans l’air, témoigne-t-il dans une publication parue en 2008, un an avant sa mort. Cela a commencé par le dialogue. Il fallait savoir ce qui se faisait sur le domaine pour en parler avec l’exploitant et arriver à une solution proposée, si possible, par l’intéressé et non par nous-même.» Tout Vallat est là: l’économie doit être au service de projets humains, et non l’inverse.

Une démarche révolutionnaire

Entre 1955 et 1965, le nombre d’exploitations diminue de 21%. Le monde rural helvétique change, inexorablement. Dans les années cinquante apparaît une volonté de dynamiser l’agriculture par le progrès technique et d’améliorer les rendements. Il y a tout à faire, ou presque, du point de vue de la gestion financière des exploitations agricoles, mais aussi pour accompagner les familles paysannes dans l’acquisition de nouvelles compétences techniques. En 1958, il y a tout juste soixante ans, le Conseil fédéral approuve la création de deux centrales, le Service romande de vulgarisation (SRVA, aujourd’hui Agridea) à Lausanne et la Schweizerische Vereinigung zur Förderung der Betriebsberatung in der Landwirtschaft (SVBL) à Küsnacht (ZH), chapeautées par une association faîtière. Jean Vallat est nommé directeur du SRVA. Il le restera jusqu’en 1967. Ces années seront celles de la mise en place des carnets d’exploitation, des registres du bétail et des bilans annuels. Une petite révolution dans la comptabilité agricole. Vallat aime les chiffres. Il est méticuleux, scientifique.

Novateur, il organise le traitement mécanique des informations récoltées auprès des paysans en transférant les données sur des cartes perforées. Voilà les prémices de l’informatique! Mais loin de n’être qu’un analyste, l’ingénieur, désormais aussi père de quatre enfants, s’attache à promouvoir une approche participative, collaborative. Le dialogue étant à ses yeux seul à même de faire émerger les idées. Il tranche avec le modèle dominant qui voyait dans l’ingénieur un technocrate omnipotent. Au contraire, Vallat mise sur la capacité des familles paysannes à être les artisanes de leur propre destin. D’ailleurs, ces dernières l’ont toujours accueilli avec bienveillance, tant à Bruson (VS) que dans le val Blenio, puis, lors de ses missions de coopération en Amérique du Sud ou en Afrique. Theodor Abt, professeur de sociologie rurale à l’EPFZ, dira: «Vallat rejetait toujours les solutions purement rationnelles et favorisait le respect de la dimension irrationnelle de l’âme humaine.» Parfois teintée d’utopie, sa vision est celle d’un philosophe du développement rural. «Il aimait lire Bergson et Denis de Rougemont. Il admirait Gandhi, se souvient Erwin Stücki, qui fut son assistant. C’était un chrétien engagé qui avait des valeurs sociales.»

L’humain au centre

Son travail au SRVA le fait connaître outre-Sarine. Appelé en 1967 «au Poly», l’École polytechnique de Zurich, en tant que professeur, il révolutionnera l’enseignement de l’économie rurale pendant vingt-trois ans, prenant volontiers des libertés avec la politique traditionnelle et la pensée dominante. Les étudiants qui l’ont connu parlent de «l’école Vallat» avec enthousiasme et respect. Leur professeur leur a appris les subtilités du cash flow mais surtout que l’agriculture n’est pas une branche économique comme une autre: elle ne peut être asservie au seul profit; elle doit produire, mais préserver un tissu social fort à l’échelle régionale tout en protégeant l’environnement. Retraité dès 1990, Jean Vallat consacrera les dernières années de sa vie à sa vigne et à sa maison des Rappes, au-dessus de Martigny (VS), sans jamais cesser d’analyser l’évolution du monde agricole. Que penserait-il des bouleversements que celui-ci traverse aujourd’hui?

Texte(s): Marjorie Born
Photo(s): DR