Spécial Agrama
«La vocation des concessions de machines agricoles va devoir évoluer»

Alors que l’Agrama s’ouvre à Berne, le président de l’Association suisse de la machine agricole (ASMA), Jürg Minger, par ailleurs directeur de Bucher Landtechnik, a confié sa vision du marché à «Terre&Nature».

pt_03_img_41212015 a été une année record pour le marché de la machine agricole en Suisse, avec une augmentation de 20% du nombre de tracteurs mis en circulation par rapport à 2014. Les professionnels du secteur en font-ils les frais en 2016?
➤ 2015 a effectivement été très porteur, à la suite de l’abolition du cours plancher par la Banque nationale. Grâce à la force du franc suisse, les importateurs ont pu commercialiser des machines nettement moins chères. De nombreux agriculteurs en ont profité pour réaliser des investissements. Je m’attendais donc, comme nombre de mes collègues, à des chiffres désastreux pour 2016. Mais, étonnamment, le nombre de tracteurs vendus devrait être de 2200 à la fin de l’année. La moyenne des dernières années, 2100 à 2300 unités par an, devrait donc être tenue. Ce qui est bien meilleur que je ne l’imaginais.

Le franc fort vous a donc été plutôt bénéfique…
➤ En réalité, 2015 a constitué un véritable choc pour notre secteur. Tous les commerçants ont dû dévaluer leur stock, y compris les machines d’occasion. Les volumes de vente ont certes augmenté, mais les revendeurs ont baissé leurs prix de parfois plus de 20%! Les chiffres d’affaires des entreprises s’en sont donc ressentis, ce qui a entraîné de sérieux problèmes pour certains en 2015 mais aussi en 2016. Désormais, nos prix sont quasiment alignés sur les niveaux européens, à 5% près. Le franc fort n’est donc finalement ni bon ni mauvais pour nous.

Ces récents bouleversements ont-ils eu un effet sur le réseau de vente en Suisse? Assiste-t-on à une restructuration?
➤ Non, tous les acteurs de la filière se sont rapidement adaptés. C’était du reste la seule solution pour ne pas perdre de parts de marché! Les marchands qui ont le plus souffert sont ceux qui s’étaient spécialisés dans les machines et tracteurs d’occasion. Mais globalement les entreprises de notre secteur sont saines et n’ont pas été mises sur la sellette. Par contre, l’abandon du taux plancher a provoqué un changement de stratégie: désormais les marchands de machines ont freiné les commandes qui s’effectuaient à moyen terme, sur quatre à six mois à l’avance. On a également réduit le stock pour limiter les risques.

Les multinationales de la machine agricole ont aujourd’hui toutes tendance à élargir leur gamme et à y associer un réseau de distribution. Faut-il y voir une menace pour notre réseau en Suisse?
➤ Effectivement, cette tendance des tractoristes à vouloir tous devenir des «full liners» me préoccupe. Mais en Suisse, la multiplication de ce modèle économique va nous poser clairement un problème en matière de concurrence. Nous avons en effet chez nous une tradition multimarque: nos concessionnaires vendent très peu d’unités, mais beaucoup de marques différentes. Certes, la force des tractoristes, c’est d’être capables de proposer des produits de haute technicité. Ils concentrent en effet les investissements en recherche et développement, mutualisent les coûts sur de nombreuses unités et augmentent ainsi leur rentabilité. Pour ma part, je doute cependant qu’une de ces entreprises ait un jour les moyens de répondre aux besoins tellement diversifiés de l’agriculture helvétique.

La densité des entreprises du secteur de la machine agricole est exceptionnellement élevée, avec plus de 700 enseignes en Suisse. Quel futur entrevoyez-vous pour ce marché?
➤ Aujourd’hui, aux côtés d’une vingtaine d’importateurs majeurs de matériel, la Suisse compte effectivement une multitude de petites enseignes (garages, concessions, etc.) qui maillent le territoire et assurent un service de proximité de qualité. Je ne pense pas que le nombre d’entreprises soit appelé à diminuer de façon draconienne dans les années à venir. En revanche, il est clair que leur vocation va évoluer. Comme dans l’agriculture, il faudra se diversifier, être capable d’élargir la gamme de services.

Quelles sont les grandes tendances technologiques observées sur les machines actuellement?
➤ Ces dernières années, les évolutions se sont surtout concentrées autour de la numérisation, que ce soit à l’étable ou dans le parc machines. Le guidage par satellite s’est démocratisé, même s’il ne concerne encore que 10% des utilisateurs en Suisse. Et pourtant, il peut réellement permettre d’effectuer des économies. La généralisation de la technologie Isobus, qui rend possible la communication sur un même bus de données un tracteur, un outil et une console, permet également de réaliser de 25 à 50% d’économie de produits phytosanitaires à l’échelle d’une exploitation.

La prochaine grande évolution sera-t-elle de voir des tracteurs sans chauffeur dans nos champs?
➤ Pour l’instant la loi ne le permet pas en Suisse! Mais il est vrai que les constructeurs travaillent tous sur ce genre d’innovation qui arrive petit à petit sur le marché. À mon avis c’est une question de temps avant qu’on en ait en Suisse. Ce serait en effet une aide précieuse pour nos exploitations. Je suis persuadé que les agriculteurs y gagneraient, même à l’échelle d’un petit domaine.

Sous quelle échéance verra-t-on des tracteurs électriques apparaître sur le marché?
➤ Les prototypes devraient être commercialisés d’ici à quelques années. Mais cela prendra encore du temps d’ici à ce qu’ils se généralisent dans les campagnes. Il faut relever que les tracteurs «standards» qui sortent aujourd’hui des lignes des usines produisent cent fois moins d’émissions nocives qu’il y a dix ans. L’électricité est plus présente autour du moteur, dans les transmissions et permet ainsi plus de précision et d’économie de carburant. Enfin il faut regarder les choses en face. Le diesel reste encore financièrement trop intéressant pour que la recherche sur la propulsion électrique s’accélère chez les tractoristes.

Comment évoluent les attitudes des chefs d’exploitation suisses à l’égard de  l’équipement technique?
➤ Il y a clairement une tendance chez nos paysans à faire appel à une entreprise qui travaille à façon, notamment en ce qui concerne les travaux de récolte, nécessitant une grosse force de traction. Mais globalement, il me semble que les agriculteurs suisses aiment encore faire eux-mêmes la plupart des travaux. C’est dans leur culture! Même avec l’augmentation de la taille des domaines, l’individualisme reste de mise.  La preuve, on ne voit pas une explosion du nombre d’entreprises ou de cercles de machines.

L’agriculture suisse traverse actuellement des moments difficiles, êtes-vous préoccupé par son avenir?
➤ Je ne suis pas du tout inquiet quant à l’avenir de la paysannerie et du secteur de la machine agricole. Il me semble que l’agriculture préoccupe nos responsables politiques et la stabilité actuelle des paiements directs lui permet de se maintenir malgré des prix bas. Le maintien d’exploitants disposant de capacités d’investissement suffisantes doit et va rester une priorité dans notre pays. Aujourd’hui, la Suisse compte 50 000 exploitations agricoles. Parmi elles, 10 à 15 000 entreprennent véritablement, investissent donc régulièrement et sont nos principaux clients sur le marché.

Texte(s): Claire Müller
Photo(s): Claire Müller

Bio express

À 56 ans, Jürg Minger est à la tête de la société Bucher Landtechnik, basée à Niederweningen (ZH). Le Soleurois préside l’ASMA depuis 2000. Fils de paysan, il a commencé son parcours professionnel par un CFC de mécanicien sur machines agricoles, avant d’intégrer une école supérieure de commerce et de décrocher un MBA en Suisse et aux États-Unis.