Tradition
L’inalpe de Mickaël, une journée chargée de traditions et d’émotions

Après un long hiver, l’heure des montées à l’alpage a enfin sonné pour de nombreux troupeaux. Reportage un jour d’inalpe en compagnie de Mickaël Currat, agriculteur à Châtel-Saint-Denis (FR).

L’inalpe de Mickaël, une journée chargée de traditions et d’émotions

Voilà plusieurs jours que Mickaël Currat multiplie les allées et venues entre l’exploitation familiale et son chalet d’alpage. L’inalpe approche à grands pas pour le jeune paysan de Châtel-Saint-Denis. Mais avant le départ, il doit clôturer les parcs que sa vingtaine de vaches laitières pâtureront ces prochains mois, mettre en ordre l’étable et vérifier le bon fonctionnement de la machine à traire. En plaine, les jours sont comptés. L’herbe à disposition autour de sa ferme, située à 800 mètres d’altitude, vient déjà à manquer. Il est temps pour Mickaël et son troupeau de prendre de la hauteur et de rejoindre l’estive, située entre Les Paccots et Rathvel, sur les flancs du Niremont, 400 mètres plus haut.

À 8 h, samedi dernier, il règne une effervescence inaccoutumée à Châtel-Saint-Denis. Les bêtes, qui ont pour la première fois passé la nuit dehors, sont nettoyées au jet. Samuel, Aurélie, Julien et Daniel, quatre amis de Mickaël, sont à pied d’œuvre pour leur faire une beauté. L’eau gicle, le produit de vaisselle mousse, les bras s’échauffent à étriller et brosser le poil de Milena, Rivalle et consorts, qui, placides, poursuivent leur rumination. Mickaël décroche les énormes chenailles, suspendus devant la ferme depuis la dernière désalpe. Il les lustre d’un coup de dégrippant, «pour leur donner meilleure façon», sous le regard de Gilbert, son père fraîchement retraité. Ce qui rappelle des souvenirs à ce dernier. «Cette cloche-là date de 1936. C’est mon papa, alors âgé de 12 ans, qui se l’était payée en vendant des narcisses au bord de la route.»

La matinée avance et la cour de la ferme se remplit peu à peu de collègues, copains et anciens venant, quelque peu émus, assister au départ du troupeau. Les larges colliers de cuir sont bouclés autour du cou des vaches, aussitôt libérées dans le parc jouxtant la route cantonale. Tout en croquant une morce, les participants à cette inalpe revêtent les habits traditionnels: les jeunes filles le dzaquillon, les hommes le bredzon. On ôte les montres des poignets et on fait disparaître les téléphones portables au fond des poches. Mickaël enfile des souliers neufs. «Ce sont ceux que j’ai reçus pour la Fête des Vignerons cet été. Je vais en profiter pour les assouplir.» Cette journée revêt une importance particulière pour le jeune éleveur. À cause de la BVD qui sévit dans la région, il a été contraint, ces dernières années, de rejoindre son alpage de Casa Derrey en camion. Un crève-cœur pour cet amoureux des traditions. «La montée à l’alpage est un de mes moments préférés. C’est toujours émouvant de revivre à l’identique ce que faisaient nos aïeux, et quelle fierté de montrer son troupeau à travers la ville!»

Gorges nouées et yeux humides

Midi sonne à l’église du bourg. Après avoir donné ses dernières instructions, Mickaël donne enfin le signal du départ. La clôture du parc s’ouvre et le troupeau s’élance au milieu de la circulation. La magie opère immédiatement et la vie semble soudain s’arrêter, laissant un concert de toupins résonner dans l’étroite rue de Châtel-Saint-Denis. Les gorges se serrent. Même les plus costauds retiennent une larme. Un joueur de cor des alpes s’est posté devant le café du Cercle d’agriculture, saluant ainsi le passage de l’alpée. Les voitures se parquent, les fenêtres s’ouvrent, les passants applaudissent. Mickaël salue, une main serrée sur le cuir de son loyi, un petit sac que l’armailli porte en bandoulière. La troupe rejoint à grandes enjambées la route qui grimpe vers Rathvel. Quelques tulipes sont écrasées au passage et Devin, le taurillon qui vit sa première inalpe, ose même une rapide échappée sur un parking.

Sitôt la première montée, l’allure se calme. L’horizon s’élargit, on laisse derrière le tumulte de la ville et les dernières habitations. Au bord de la route, quelques amis et collègues applaudissent le passage du troupeau et tendent à l’armailli et à ses aides de quoi se rafraîchir. À mi-pente, de jeunes vaches, qui n’avaient encore jamais alpé, s’arrêtent en meuglant, avec l’air de demander si la route est encore longue. Enfin, après deux bonnes heures de montée, l’équipage quitte la route bétonnée pour s’enfiler derrière un rideau de sapins. La fraîcheur du torrent, et l’odeur de l’herbe fraîche revigorent les vaches, qui pressent à nouveau le pas.

Au pied de son alpage, Mickaël s’écarte, silencieux. Il reprend son souffle tout en observant ses protégées trouver leur place en ces lieux qu’il affectionne tant. La journée est encore longue. Il va falloir remplacer les toupins par des cloches, mettre en route la machine à traire, tout en surveillant, via le natel, une vache prête à vêler restée en plaine. «La vie n’est pas plus facile à l’alpage, mais elle est plus belle», glisse le jeune homme, tout sourire. Ce soir, quand tout le monde sera reparti, adossé au chalet où il passe ses étés depuis son enfance, il laissera son regard porter au loin, vers le sommet de Teysachaux, son majestueux voisin. «J’aime être seul au monde, entre le bruit des cloches et celui du torrent tout proche. C’est pour vivre des moments comme ça que j’ai choisi ce métier.»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Mathieu Rod

Etat des lieux

La saison des inalpes bat son plein dans les Préalpes fribourgeoises et le canton de Vaud. Mais partout, le printemps froid a occasionné des retards dans la croissance de la végétation. «Si on ne regorge pas d’herbe, en ce début de saison, c’est aussi la faute à la sécheresse de l’automne dernier», rappelle Olivier Rochat. Le gérant de la Société vaudoise d’économie alpestre s’inquiète de la récurrence des accidents climatiques ces dernières années: «Les agriculteurs doivent alper leur bétail coûte que coûte, faute de fourrage en plaine. Si l’herbe devient un problème aussi en altitude, alors la situation va devenir extrêmement préoccupante.»