spécial 120 ans
Il s’est battu pour les céréaliers et contre le diktat de l’OMC

Chaque mois, nous partons à la rencontre d’une personnalité qui a marqué le monde agricole romand ces cent vingt dernières années. Le Genevois John Dupraz en a été une figure de proue dans les années 2000.

Il s’est battu pour les céréaliers et contre le diktat de l’OMC

Le 23 octobre 1996, John Dupraz, conseiller national radical genevois, est brûlé au premier degré par du gaz lacrymogène. Quinze mille paysans et 35 000 syndicalistes ont envahi la Berne fédérale, «unis par la même colère et le refus des mécanismes terrifiants qui déroulent globalisation, dérégulation, privatisation, restructuration», lit-on dans L’Hebdo du 31 octobre 1996. Du jamais vu. La fin du millénaire est agitée. La Suisse ratifie l’Uruguay Round en 1995 et a désormais sa place au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). La libéralisation touche tous les secteurs, même l’agriculture. En cette époque troublée, John Dupraz est l’un des meilleurs lobbyistes paysans à Berne. Et pourtant, lorsqu’on le rencontre aujourd’hui pour en parler, il commence par hésiter. «Je ne m’intéresse pas beaucoup au passé, mais plus à l’avenir.» D’entrée, le ton est donné. Celui que L’Hebdo qualifiait de «populaire, ribouldingue grivois et truculent courtois» n’a pas changé. Pourtant ce fut un véritable «dinosaure» de la politique genevoise et fédérale.
Il n’est donc pas étonnant que l’on se tourne vers lui pour revisiter le tournant des années 2000. En effet, l’agriculteur et vigneron de Soral a passé pas moins de vingt ans à l’Exécutif de sa commune et a accompli sept législatures au Grand Conseil du bout du lac. «Je n’ai aucun mérite, j’aimais ça», admet-il, accoudé sur la vaste table de la cuisine familiale. En marge de ses mandats politiques, l’homme a gardé le contact avec la terre. Il revendique d’ailleurs ce sens du terrain. Premier président de la Fédération suisse des producteurs de céréales (FSPC) créée en 1987, il y est resté vingt ans. Vingt années de combats en faveur de la reconnaissance du travail des paysans et contre la libéralisation à tout crin du marché.

Révolution dans les céréales
«Au milieu des années 1980, Willy Streckeisen (ndlr: directeur de la Chambre genevoise d’agriculture) pensait qu’une crise semblable à celle du lait toucherait bientôt les céréales. Les producteurs devaient s’organiser pour assurer leur défense. J’étais alors président de la Chambre genevoise d’agriculture et au comité de l’Union suisse des paysans. Il s’est tourné vers moi.» Secondé par le Fribourgeois Fritz Glauser, qui avait également fait ses études au Technicum de Zollikofen (BE), John Dupraz s’attache à résoudre les problèmes de surproduction de blé. Le monopole fédéral sur les céréales panifiables datait des crises d’approvisionnement qui avaient marqué la Suisse pendant la guerre. Au milieu des années huitante, l’heure est plutôt à la surproduction. La Confédération compense les pertes financières liées au déclassement des excédents en céréales fourragères, mais envisage, en contrepartie, de baisser le prix du blé. C’est l’engrenage. «On a introduit une taxe de responsabilité, soit une retenue par quintal de blé payé pour assurer le financement du blé déclassé sans l’aide de la Confédération.» C’était une petite révolution qui permit de calmer un peu les esprits avant que la libéralisation des marchés ne vienne littéralement mettre le feu aux poudres. «John Dupraz a joué un rôle essentiel, même si les échanges étaient parfois très vifs, il allait au front, payait de sa personne et à la fin on se serrait la main, on avait trouvé une solution et ça fonctionnait», relève Olivier Sonderegger, directeur de la FSPC jusqu’en 2010. «Ce n’était pas qu’un paysan à Berne, il représentait aussi Genève où son réseau était important, tous milieux confondus.» En vrai «rad’soc’» à la genevoise, l’homme revendique des idées de gauche ou en tout cas une forme de solidarité sociale qu’il a cultivée tant à la table familiale que dans les classes de l’institut catholique de Florimont. «Que voulez-vous, en étant radical, j’étais dans le bon parti pour être crédible et me faire entendre.»
En tant que vice-président jusqu’en 2010 de l’Union suisse des paysans et chargé des affaires internationales, il défend mordicus la multifonctionnalité de l’agriculture helvétique. «Le Conseil fédéral, le Seco et les branleurs de l’économie sont les pires ennemis de l’agriculture. Tétanisés par l’OMC, ils sont persuadés que la Suisse doit faire des concessions en agriculture pour pouvoir exporter ses biens et services. C’est une aberration, et ça met en péril l’avenir de nos familles paysannes. Et d’ailleurs, on le voit bien, la libéralisation n’a pas fait diminuer les prix à la consommation», lance-t-il avec aplomb. «On a peut-être quand même empêché le pire», se rassure-t-il toutefois, en étant bien dubitatif quant à ce que nous réserve l’avenir. «Il faut conserver une certaine protection à la frontière. Ou alors il ne reste qu’à supprimer carrément l’agriculture.» La messe est dite.

Texte(s): Marjorie Born
Photo(s): Marcel G.