Agriculture
Gruyère AOP et robot de traite: la défiance se justifie-t-elle encore?

L’interprofession du fameux fromage ne veut plus de cette technologie, et la fin du délai transitoire qu’elle a fixé approche. Certains paysans s’adaptent, d’autres quittent la filière. Dans les campagnes, la grogne enfle.

Gruyère AOP et robot de traite: la défiance se justifie-t-elle encore?

Le 30 juin au matin, Olivier Petermann livrera pour la dernière fois son lait destiné à la fabrication du Gruyère AOP. Comme une poignée d’autres Romands, l’agriculteur de Lignerolles (VD), âgé de 51 ans, a jusqu’au 1er juillet pour trancher entre conserver son robot de traite ou demeurer au sein de la filière. Ce jour-là prendra fin le délai transitoire de dix ans laissé par l’Interprofession du Gruyère (IPG) aux membres concernés. «Le choix a été vite fait. Mon exploitation est conçue autour de ces robots. Y renoncer signifiait bâtir une nouvelle ferme.» Le Vaudois, qui fut l’un des premiers en Suisse à investir dans cette technologie, il y a plus de vingt ans, n’est pas prêt à renoncer à sa qualité de vie ni au bien-être de ses vaches, au risque de voir son revenu diminuer drastiquement en passant dans la filière du lait d’industrie. «Quitter le Gruyère AOP n’est pas anodin, quatre générations ont été membres avant moi, confie, non sans amertume, Olivier Petermann. Je pense aussi à ceux qui viendront après, alors que l’interprofession s’obstine à ne pas prendre en considération les progrès permis par le robot de traite tant pour les hommes que pour les bêtes.»

Confronté au même choix cornélien, Bertrand Godel a, lui, abandonné ses deux robots de traite dont il disposait depuis 2007, afin de demeurer producteur de Gruyère AOP. «C’est un crève-cœur, confie le paysan d’Écublens (FR) qui s’est résolu à construire un nouveau bâtiment doté d’un carrousel de traite pour sa centaine de têtes de bétail. «Outre un investissement colossal, j’y laisse un peu du confort que j’avais acquis avec le robot, avoue, résigné, le Fribourgeois. Je suis cependant persuadé que cette technologie reviendra sur le devant de la scène. La position de l’IPG n’est pas tenable éternellement.»

 

La lipolyse, au cœur du problème

Pour comprendre l’historique de cette décision, il faut revenir en 2008: cette année-là, à la fromagerie de Ballens (VD), des meules avaient ranci lors du processus d’affinage. On avait mis en cause un phénomène de traites trop rapprochées chez un producteur fraîchement équipé de robots et l’IPG avait alors imposé à ses membres de renoncer à cette technologie, laissant à la dizaine de Romands concernés jusqu’à l’été 2022 pour s’adapter. Cet accident, on le devait à la lipolyse, processus de dégradation de la matière grasse du lait provoquant le développement d’un arôme de rance. Un phénomène redouté par les fromagers et les affineurs. «Il faut chercher à mieux comprendre les causes de la lipolyse, plutôt que de diaboliser le robot», assène Catherine Meister. Pour la productrice de Corcelles-le-Jorat (VD), les modalités de traite ne sont pas les seules responsables de la variation du taux d’acides gras libres dans le lait.

«Le problème vient autant de la vache que de la manipulation du lait et de la fréquence de traite. Investiguons du côté de la sélection génétique pour améliorer la situation.» Avec Sabine Bourgeois Bach, agricultrice à Carrouge (VD), Catherine Meister a rassemblé plusieurs exploitants bien décidés à rouvrir le débat autour de l’utilisation de cette machine en zone Gruyère AOP. «En interdisant cette technologie, l’IPG ignore superbement ses producteurs et leurs besoins, regrettent les deux femmes. Le robot permet pourtant de réduire la pénibilité du travail des paysans et les rend plus disponibles pour leur famille. Il fait la part belle au bien-être animal, puisqu’il respecte le rythme de la bête, qui choisit quand elle va se faire traire. C’est aussi un outil pour affiner la gestion de troupeau et faire varier l’intensité de traite en fonction du cycle de production. Sans compter l’analyse de lait systématique, gage de biosécurité.»

 

Une étude à l’appui

Les deux agricultrices comptent bien étayer leurs propos via une étude qu’Agroscope vient de lancer à leur demande afin de comprendre l’influence de la fréquence de traite sur la qualité et la «fromageabilité» du lait de robot. «Celui-ci n’est pas problématique, les faits parlent d’eux-mêmes, s’exclame de son côté Grégoire Duboux, représentant pour la firme Lely en Suisse romande. On n’a eu aucun problème ces dix dernières années, alors que les producteurs et leur lait ont été sous surveillance constante. Et la récente étude exigée par l’AOP du vacherin fribourgeois (lire encadré ci contre) vient le confirmer!» Selon le commercial, les nouveaux équipements de traite automatisés n’ont jamais été aussi nombreux ces dernières années. «On en installe pour des écuries de 25 vaches dont le lait part pour la fabrication d’Appenzeller AOP. L’IPG doit évoluer et accéder à la demande des producteurs.»

 

Producteurs en baisse

Ces dernières semaines, les critiques à l’égard de l’IPG se sont fait nombreuses et acerbes. Outre le manque de courage et de vision d’avenir reproché à l’interprofession, c’est le risque de voir le nombre de producteurs diminuer sur le long terme qui inquiète dans les campagnes. «Trouver des employés qualifiés pour nos fermes est devenu une gageure, rappellent Catherine Meister et Sabine Bourgeois. Le robot participerait justement à régler la question de la main-d’œuvre, toujours plus problématique dans notre filière.»

La filière du Gruyère AOP, qui a perdu 48% de ses producteurs en 20 ans, joue-t-elle à un jeu dangereux? Depuis 2012, sur la dizaine de paysans concernés par la problématique du robot, la moitié a préféré quitter ses rangs. Un signe qui ne trompe pas pour Olivier Petermann, dont le fils Benoît, 25 ans, et le gendre Timothée, 28 ans, reprennent progressivement les rênes de l’exploitation. «Pour nous, le robot s’impose, glissent-ils. Sans lui, pas question de continuer les vaches.» Et l’agriculteur de Lignerolles de s’avouer confiant: «Notre atout, c’est de produire de lait de non-ensilage. Je suis persuadé que le marché en sera toujours plus demandeur.»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

«Oui» du Vacherin fribourgeois AOP

Fin 2021, les délégués de l’Interprofession du vacherin fribourgeois ont réglementé la traite robotisée au sein de la filière, s’appuyant sur une étude d’Agroscope prouvant qu’il n’était pas possible, au niveau sensoriel, de distinguer les fromages provenant d’une traite mécanisée des autres. «L’exploitation de type familial est dans l’ADN du vacherin fribourgeois. Le robot peut participer à les soutenir, on aurait donc tort de s’en priver», argumente son directeur Romain Castella. Huit producteurs, sur les 900 que compte l’interprofession, ont recours à cette technologie. «Un accès à la pâture, des intervalles de traite de neuf heures au minimum et un prérefroidissement du lait sont les prérequis pour ceux qui souhaitent s’équiper.»

Filière inflexible

Interrogée, l’Interprofession du Gruyère AOP (IPG) maintient son inflexibilité sur la question et regrette «l’acharnement, voire les propos diffamatoires» tenus par certains acteurs de la filière. «La décision d’interdire les robots a été prise de façon démocratique par les délégués, dont un collège de producteurs qui s’est prononcé quasiment à l’unanimité, rappelle-t-on du côté de la Maison du Gruyère à Pringy (FR), où l’on ne comprend pas cette fronde soudaine. En dix ans, aucune demande de réouverture du débat ne nous est parvenue.» Les instances dirigeantes l’assènent: «En ouvrant la porte au robot de traite, on s’attaque au goût du Gruyère AOP, qui est sa force principale. C’est un risque que la filière ne peut pas prendre. Il ne faut pas commettre une erreur fondamentale qui nous ferait perdre durablement la confiance du consommateur.»

Et l’étude commanditée par l’AOP du vacherin fribourgeois ne change pas la donne: «Le lait de robot contient davantage d’acides gras libres, c’est prouvé. Le problème de la lipolyse et du rancissement reste donc entier.» Pour Philippe Bardet, le directeur de l’IPG, une bonne organisation en salle de traite permet de dégager autant de temps qu’un robot: «Ce dernier n’est rentable qu’en traite continue, ce qui est totalement incompatible avec les exigences du cahier des charges.» Quant à l’éventuelle érosion du nombre de producteurs, elle ne semble pas l’inquiéter: «Plusieurs membres aimeraient couler davantage et on enregistre régulièrement des demandes de nouveaux producteurs souhaitant rejoindre l’IPG», soutient-il.