Consommation
Grillons, criquets et larves de vers de farine s’invitent à la table des Suisses

En 2017, la Suisse sera le premier pays européen à légaliser la consommation de trois espèces d’insectes. Le monde des entreprises grouille déjà de projets…

«Cherche surface en zone agricole pour élevage un peu particulier»: c’est ainsi que Sylvia Schibli Saputra pourrait formuler une petite annonce à paraître dans la presse locale. Un élevage cantonné pour l’heure à son domicile de la région genevoise, mais qui vient d’obtenir le soutien de l’Office cantonal de l’agriculture. Un projet modèle en termes d’environnement, peu gourmand en espace: à première vue, on songe à un meuble de bureau, de ces petites à tiroirs multiples dans lesquels on glisse enveloppes, crayons, gommes… Surprise, l’objet est habité! Notre éleveuse dévoile son contenu avec une fierté teintée de malice: une colonie de Tenebrio molitor, confortablement installés parmi quelques restes de farine, épluchures de pomme et de carotte. «C’est le système le plus pratique que j’aie trouvé pour les élever, après avoir bricolé différents modèles d’aquariums, etc. Ils sont rangés par classe d’âge.»
Tenebrio molitor? Autrement dit des larves de vers de farine, une des trois espèces d’insectes comestibles sur le point d’être légalisés, vraisemblablement au 1er janvier 2017, mais au plus tard au 1er juin 2017. Les deux autres espèces étant le grillon domestique (Acheta domesticus) et le criquet migrateur (Locusta migratoria). Ces charmantes bébêtes pourront ainsi s’inviter à la table des Helvètes en toute transparence, grâce à la dernière révision de l’ordonnance sur les denrées alimentaires. Une perspective alléchante pour les entrepreneurs, nombreux à s’y intéresser.

Production bio et labellisée
Sylvia Schibli Saputra, Genevoise dynamique, issue de la restauration et du marketing, est une grande voyageuse. Elle s’intéresse aux insectes depuis son premier voyage en Thaïlande: «Ce sont des aliments très prisés, qu’on peut cuisiner de multiples manières.» Pas question pourtant d’importer des espèces exotiques pour une production qui se veut locale, bio, éthique et visera le haut de gamme. Les vers de farine mangent des restes de boulangerie, des pommes, des carottes, les grillons, omnivores, sont nourris avec des fruits, céréales, restes de cuisine, alors que les criquets apprécient l’herbe fraîche et les feuilles de bambou, précise celle qui les élève pour l’heure en petites quantités pour des dégustations, dans l’attente du jour J. Parmi leurs avantages, leur caractère frugal: pas besoin d’eau, l’humidité des fruits leur suffit. Ni chauffage, ni main-d’œuvre, ni infrastructures coûteuses.
Un élevage bio, local et éthique, qui pourrait prétendre au label GRTA (Genève Région Terre Avenir) «dès que la production démarrera et que les exigences auront été définies par la commission technique du label». À la Direction générale de l’agriculture, Alexandre de Montmollin, après dégustation, admet que la chose «bouscule un peu nos habitudes et nécessitera un gros effort d’information pour trouver son public…». Mais aussi que le futur élevage «fait partie des projets innovants. Le label GRTA s’applique à de nombreux produits très divers: pourquoi pas celui-ci, qui contribue aussi à diversifier le tissu économique de la région?» Sylvia Schibli organise de nombreuses dégustations. «Nous rencontrons un grand intérêt. Plusieurs chefs ont craqué et des bouchers sont intéressés à se lancer dès l’ouverture du marché.» C’est que le ver de farine aurait «un petit goût de noisette, alors que le grillon évoque les céréales, les graines et les noix et que le criquet a un merveilleux goût de peau de poulet grillée», à en croire notre entrepreneuse, qui rédige un manuel sur le sujet.

Un marché porteur
Une étude menée par la Haute École de sciences appliquées de Berne estime que le marché potentiel est prometteur: en gros, 30% de la population devrait être intéressée. D’autres projets ont vu le jour un peu partout en Suisse. L’entreprise argovienne Entomos qui réservait jusqu’ici sa production bio à l’agriculture, la recherche et l’alimentation animale la proposera bientôt aux humains omnivores. La start-up zurichoise Essento espère lancer une dizaine de produits: burgers, boulettes et autres nachos à base de vers, criquets et grillons. EntoLog, une autre start-up zurichoise, a mis au point une barre énergétique à base du fameux Tenebrio molitor – un projet primé en 2015 par la Société suisse des sciences et technologies alimentaires.
Parmi les plus impatients, Juergen Vogel, militant de la première heure et président de Grimiam, espère que le texte avalisé par le Conseil fédéral ce mois inclura les insectes transformés – pas seulement entiers. Faute de quoi, «leur consommation pourrait bien rester cantonnée quelques années encore à Halloween».

+ d’infos www.versogood.ch

Texte(s): Véronique Zbinden
Photo(s): Guillaume Mégevand/DR

Une nourriture pas si exotique

Près de 2000 espèces sont consommées, en premier lieu les scolythes, groupe de coléoptères, suivis par les chenilles, les abeilles, les guêpes et les fourmis, les sauterelles et les criquets, etc. C’est qu’ils sont riches en protéines, calcium, fer – 8 à 20 mg/100 g chez la sauterelle, 6 mg pour le bœuf – utilisent peu d’eau et ont un faible impact environnemental. Selon la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, qui soutient leur élevage pour réduire la faim dans les pays en développement, 2 kg d’aliments sont nécessaires pour produire 1 kg d’insectes, contre 8 pour les bovins. De quoi apporter des réponses à l’explosion démographique annoncée, avec plus de 9 milliards de Terriens d’ici à 2030…

Trois insectes à se mettre sous la dent

03_tenebrion-petit-elevage-domestiqueLe ténébrion meunier (Tenebrio molitor)
Ce ravageur des boulangeries et des moulins est une des espèces «les plus prometteuses sur le plan de l’entomophagie», selon la FAO. L’œuf microscopique du ténébrion (de l’ordre des coléoptères) passe par plusieurs mues, mais seule sa larve, blanche, qui peut atteindre 2,5 cm, est consommée. Omnivore, d’origine européenne, mais disséminé sur toute la planète, il se nourrit de restes de boulangeries, pommes, carottes, sans autre apport de liquide.

 

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Le criquet migrateur (Locusta migratoria)
Présent dans toute l’Afrique subsaharienne et le pourtour méditerranéen, il est connu pour ses ravages aux cultures, une des plaies bibliques – et une des raisons de sa consommation quasi universelle… Ce bouffeur de graminées, de l’ordre des orthoptères, apprécie aussi l’herbe fraîche, le son, les feuilles de bambou, la salade. Au terme de plusieurs mues, le mâle peut atteindre 42 à 55 mm de long, la femelle 54 à 72.

 

 

Le grillon domestique (Acheta domesticus)03_25551209-fried-acheta-domesticus-crickets-creative-food-stock-photo  
Celui-ci est bien connu et a priori plutôt sympathique puisqu’il chante: le mâle stridule toute la journée en frottant ses élytres – d’où le caractère assourdissant que peut prendre son élevage… Cet orthoptère (pourvu d’ailes droites) serait arrivé en Europe par la route des épices pour ne plus en repartir. Omnivore, il se nourrit de fruits, céréales et autres restes de cuisine, peut vivre plus d’un mois et atteindre une longueur de 15 à 20 mm.