Coronavirus
La crise met les nerfs des maraîchers à rude épreuve

Appliquer les consignes sanitaires de la Confédération tout en continuant à approvisionner le marché en légumes? À Yverdon-les-Bains (VD), le géant du maraîchage Stoll gère ce casse-tête au quotidien. Témoignage.

La crise met les nerfs des maraîchers à rude épreuve

Depuis une semaine, son téléphone n’arrête pas de sonner, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Cette semaine s’annonce encore plus intense pour le maraîcher Julien Stoll. Une trentaine de travailleurs étrangers doivent arriver ces prochains jours à Yverdon-les-Bains pour récolter les légumes poussant dans la plaine de l’Orbe et les tomates rougissant par centaines de milliers dans les serres de l’entreprise. À elle seule, Stoll frères produit près de 8% des carottes, des oignons et des tomates suisses consommées chaque année dans le pays. Alors pendant cette période charnière, pas question d’être privé de main-d’œuvre, venue de Pologne et du Portugal notamment.

Contrats et laissez-passer
«Nous avons pris des mesures la semaine dernière déjà, détaille Julien Stoll. Sur le conseil de l’Union maraîchère suisse, nous avons annoncé la venue de nos employés aux autorités. Ils ont le droit d’entrer dans le pays, mais à condition d’emprunter certaines douanes seulement et d’être munis de documents spécifiques.» Lundi dernier en fin de journée, trois d’entre eux l’ont déjà appelé pour confirmer qu’ils étaient bien arrivés. Un soulagement temporaire pour le maraîcher qui ne peut s’empêcher de craindre un manque à venir de main-d’œuvre. Des saisonniers, travaillant pour l’entreprise depuis des années, lui ont déjà fait savoir qu’ils renonçaient à venir en Suisse, préférant rester auprès de leur ­famille. «L’écrasante majorité de nos 220 employés sont étrangers, poursuit-il. Heureusement, beaucoup d’entre eux vivent ici à l’année, ce qui simplifie les démarches. Nous nous rendons toutefois compte que nous n’étions pas prêts à ­affronter une telle situation.»
En «éternel optimiste», comme il se qualifie lui-même, Julien Stoll suit la situation minute par minute et vit cette période comme un défi. Il se dit prêt à le relever pour assurer à la fois la récolte, le tri, le lavage et le conditionnement de 35 sortes de légumes, à livrer dans l’ensemble du pays.

Drôle d’ambiance de travail
Après l’annonce du durcissement des mesures vendredi 20 mars – interdisant de se retrouver à plus de cinq dans un même espace ou à moins de 2 mètres les uns des autres –, il a fallu réagir vite. Le transfert du personnel de parcelle en parcelle a été entièrement revu, l’horaire des pauses modifié. Tout se fait désormais en petits groupes, à commencer par le passage dans les vestiaires. «L’ambiance de travail a totalement changé. La distance sociale est difficile à mettre en œuvre, mais aussi pesante, reconnaît Julien Stoll. Le personnel n’a pas la même sensibilité ni la même discipline face à cette menace. Il y a des personnes apeurées qu’il faut rassurer et d’autres qui ne font attention à rien, se réjouissant d’être bientôt en «congé.»
Former les nouvelles recrues est également devenu plus compliqué. «Jusqu’ici, l’apprentissage se faisait surtout par imitation des gestes, étant donné que nous ne parlons souvent pas la même langue. Les mesures de distance sociale nous obligent à réinventer de nouvelles méthodes chaque jour.» La cadence des machines, permettant notamment le tri des légumes, a dû être ralentie. Elles qui d’ordinaire étaient utilisées par vingt personnes, ne servent plus qu’à quatre employés à la fois. Le rythme a été passablement freiné alors que les journées des responsables d’équipe se sont allongées.

Leur propre flotte en renfort
«Je n’aurai jamais pensé qu’il soit possible de réaliser autant de changements en une semaine à peine», observe le trentenaire, soulignant que le travail dans les serres a en revanche été peu touché. L’hygiène y est stricte, la désinfection de mise, même hors période de crise. Un poids en moins pour Julien Stoll, qui dort d’autant moins que les demandes de réapprovisionnement des supermarchés arrivent parfois en pleine nuit tandis que les restaurateurs, eux, décommandent en nombre.
Dans sa voix, le stress est palpable. «Les commandes en carottes et en oignons ont été énormes, nous devons être hyperréactifs.» Disposant de ses propres camions, l’entreprise a pu tirer son épingle du jeu, mais des pertes financières sont néanmoins prévues. «Tout semblait bien parti avec des équipes solides et une luminosité supérieure de 20% ces derniers mois par rapport à la moyenne des vingt dernières années. Une aubaine pour un producteur de tomates! «Et voilà qu’une pandémie survient, soupire Julien Stoll. C’est un peu comme si on vivait un automne pluvieux qui gâche la fin des récoltes de l’été mais, au final, dope les ventes de poireaux. Toute crise à son effet positif. Il ne reste plus qu’à découvrir lequel!»

Texte(s): Céline Duruz & Clément Grandjean
Photo(s): François Wavre/Lundi13

Inquiétude du Secteur fruitier

Peut-on produire des fruits et des légumes en Suisse si les frontières se ferment, même partiellement? On aimerait répondre que oui, mais la situation n’est pas si simple, car l’agriculture suisse dépend largement de l’étranger: semences, plants, engrais et pièces détachées pour les machines sont autant de biens importés dont la production et le transport sont rendus plus difficiles par la situation sanitaire. «Nos plants de framboisiers et de fraisiers viennent de Hollande et d’Italie, explique Benno Huber, poids lourd valaisan des petits fruits, un secteur particulièrement concerné. Pour le moment, on peut les importer sans trop de problèmes, mais nos fournisseurs nous ont avertis qu’ils étaient confrontés à des difficultés: les pépinières italiennes peinent à recruter du personnel et les transporteurs limitent les livraisons internationales.» Pas de panique: il y aura des framboises et des fraises cette année, puisque les plants sont déjà en Suisse. «Par contre, on pourrait être confrontés à une pénurie de plants pour l’an prochain.» Pour l’éviter, Benno Huber enchaîne les téléphones, prenant contact avec les pépinières européennes
afin de trouver des stocks de plants réfrigérés: «Il faut faire vite, car le premier arrivé est le premier servi. Cela dit, la solidarité s’impose dans cette situation exceptionnelle. S’il faut partager les plants avec des collègues, on le fera.»