Reportage
Friands de l’étivaz, les Japonais y décèlent une petite note d’umami

Exporté bien au-delà de nos frontières, le l’étivaz, dont l’AOP a 20 ans cette année, compte des adeptes jusqu’en Asie. Reportage dans deux fromageries japonaises qui en vendent jusqu’à cinq meules par an... à prix d’or.

Friands de l’étivaz, les Japonais y décèlent une petite note d’umami

Tokyo, quartier de Shinjuku. Au pied d’un bâtiment en béton, un petit magasin. Deux anciennes boilles à lait, posées devant l’entrée, ne laissent planer aucun doute: à la fromagerie Alpage, les amateurs de pâtes dures et molles ont toutes les chances de trouver leur bonheur. Ce commerce exigu est bas de plafond et encombré par un imposant frigidaire. Des dizaines de sortes de fromages attendent les clients: tourmalet, comté, belloc, tomme de brebis, bleu d’Auvergne et cinq sortes de roq uefort. Derrière cet imposant frigo, Setsuko Mori est à peine visible. Saluant poliment son client, elle se met à parler en essayant de couvrir le tintamarre du frigo. Comme bien souvent au Japon, on n’a pas l’impression que le bruit est ressenti comme gênant. «Dans notre pays, il est difficile de trouver du bon formage, c’est pourquoi j’ai ouvert ce commerce il y a dix-huit ans», explique-t-elle. C’est l’intérêt pour la nourriture fermentée qui l’a amenée à travailler dans une entreprise fromagère. Quand cette dernière a fermé, elle s’est alors mise à son compte. Et parmi les trésors que recèle son enseigne, elle est fière de nous présenter un gros morceau de l’étivaz. «C’est vraiment un produit d’exception», s’enthousiasme-t-elle.

Visite au Pays-d’Enhaut
Ayant voyagé en Suisse à deux reprises, elle a séjourné avec son mari dans les Alpes vaudoises, profitant de découvrir le Pays-­d’Enhaut et de faire halte au hameau de L’Étivaz (VD). Ses souvenirs se brouillent un peu, mais elle nous parle de l’accueil chaleureux qu’elle a reçu et de la cave à fromage qu’elle y a visitée. Elle a apprécié de pouvoir se familiariser avec l’histoire fromagère et les méthodes de production à l’alpage. Un matin, à Château-d’Œx (VD), elle a été réveillée par le bruit d’un ballon à air chaud. «Au petit déjeuner à l’hôtel, il y avait du l’étivaz et cela m’a épatée», confie-t-elle. Les yeux de la Japonaise brillent quand elle parle des variétés de fromage qu’elle a goûtées en Suisse. «Nous étions surpris par une telle diversité. Nous aurions aimé les importer tous, mais nous manquons de place ici.» Le l’étivaz est le fromage le plus cher que propose Setsuko Mori: 100 g coûtent 1428 yens (12 fr. 80), un prix élevé dû au taux de change ainsi qu’aux fluctuations de l’euro, le fromage suisse lui parvenant par l’intermédiaire d’un grossiste français. «Nous avons essayé de l’importer directement depuis la Suisse, précise-t-elle, mais c’était trop compliqué.»

Jusque dans la soupe miso
La fromagerie Alpage vend environ cinq meules de l’étivaz par an, à des particuliers, mais aussi à des restaurants et des grossistes. Les affaires marchent bien. Setsuko Mori emploie huit personnes. Son offre provient à 60% environ de France et à 40% de Suisse. Les consommateurs achètent le fromage helvétique plutôt en quantité, pour en manger tous les jours, et le français plus parcimonieusement, pour le déguster avec un verre de vin. Mais il n’en reste pas moins, aux yeux de Setsuko Mori, que la saveur du l’étivaz est d’une finesse à nulle autre pareille: «Avec ses notes de fruits, de noix, de miel et de fumée, son goût est aussi riche que celui du Hyakkamitsu, un miel au parfum de centaines de fleurs différentes», explique-t-elle.
Un avis que partagent d’autres amateurs, à l’instar de Hiriko Kase, traductrice établie à Kyoto: «On y décèle aussi de l’umami, ce mélange de notes épicées qui décrit le cinquième goût après le salé, le sucré, l’amer et l’acide. Et le l’étivaz se marie bien avec le saké, le vin de riz japonais», détaille-t-elle. Grande amatrice de fromages, qu’elle a longtemps achetés au supermarché, elle les choisit désormais au magasin Fromage de Mythese, découvert au sous-sol d’un immeuble de sa ville. La propriétaire, Yumi Kongoumaru, y vend des spécialités qu’elle importe directement de France, d’Italie et de Suisse. C’est par amour pour la France qu’elle est venue y apprendre la langue… et la fabrication du fromage. Le l’étivaz figure aussi à son assortiment. Elle en écoule environ deux meules par an, principalement en hiver. Selon elle, les consommateurs japonais s’intéressent de plus en plus aux fromages, mais préfèrent ceux à pâte molle, moins forts de goût. Toutefois sa nièce Lalala Takenaka, croisée dans son échoppe, va à l’encontre de cette tendance et s’en félicite: elle raconte qu’elle mange tous les matins du l’étivaz qu’elle fait fondre sur des toasts. Et que, le soir, sa grand-mère en ajoute souvent un morceau à sa soupe miso.

+ D’infos Patrick Welter est correspondant pour la Frankfurter Allgemeine Zeitung au Japon. Cet article est initialement paru dans le magazine de l’Aide suisse aux montagnards, association qui s’engage depuis 1943 en faveur des populations suisses de montagne et qui a notamment contribué à la rénovation des caves de L’Étivaz en 2012. www.aideauxmontagnards.ch

Texte(s): Patrick Welter
Photo(s): Patrick Welter

La production locale augmente

Au Japon, on consomme environ 320 000 tonnes de fromage par an, dont 250 000 sont importées. Cela équivaut à moins de 2,5 kg par personne. Selon Setsuko Mori, le pays compte près de 250 producteurs, et leur nombre est en augmentation. C’est pour protéger ce marché local que le gouvernement impose des droits de douane élevés. Mais le récent accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Japon pourrait à terme rendre l’importation de fromage moins onéreuse.

Questions à...

Pascal Guenat, directeur de la Coopérative des producteurs de l’étivaz
L’export vers l’Asie est-il prometteur pour le l’étivaz?
Pas vraiment. Environ 40% de notre production est exportée, principalement dans les pays voisins de la Suisse, avec un pourcentage extrêmement minime en Chine et au Japon. On est évidemment très fiers d’être présents là-bas, mais d’autres marchés émergents sont actuellement plus porteurs, tels la Russie, les États-Unis ou la Scandinavie.
Combien de meules la coopérative produit-elle chaque année?
Un peu plus de 18 000 l’an dernier, soit près de 450 tonnes. L’AOP, qui a été la première créée en Suisse il y a tout juste vingt ans, compte une septantaine de producteurs, situés pour 80% d’entre eux au Pays-d’Enhaut.
La saison d’alpage touche bientôt à sa fin, comment s’est-elle déroulée?
Le printemps ayant été froid, avec des chutes de neige tardives, les producteurs dont les chalets sont situés le plus en altitude ont dû repousser l’inalpe d’une à deux semaines. Puis l’été a été très chaud, avec globalement peu de précipitations. Les alpages les plus exposés souffrent de cette sécheresse. Cela aura pour conséquence une baisse de production, qu’on estime entre 5 et 10% cette année.