Reportage
Fruit du hasard, la prune de Löhr est devenue la reine des alambics

Élue variété fruitière de l’année 2023 par Fructus, cette prune est un incontournable des vergers du Seeland. Reportage à l’heure des récoltes chez la famille Bangerter, à Lobsigen (BE).

Fruit du hasard, la prune de Löhr est devenue la reine des alambics

Petites, rondes, juteuses, puissamment aromatiques et sucrées, rouge orangé sous leur fine pruine bleutée: les prunes de Löhr d’Elise et Ernst Bangerter parviennent à maturité dans leur verger de Lobsigen, dans le Seeland bernois. En cette mi-août, sous la centaine d’arbres hautes tiges alignés en contrebas de la ferme, des hectomètres de filets viennent d’être posés, tendus, au sol, prêts à recueillir les fruits dorés sur leurs mailles fines. «Il faut encore un peu de pluie pour qu’elles se détachent», observe le couple d’agriculteurs en guettant les nuages qui s’amoncellent au-dessus de la région des Trois-Lacs.

Goûteuses à souhait, les prunes de Löhr des Bangerter seront pourtant inexistantes sur les étals et leur saveur demeurera inconnue du grand public. C’est que leur destinée se trouve plutôt du côté des alambics des distillateurs, qui en font, depuis septante ans, une eau-de-vie corsée aux arômes de pâte d’amande et de cannelle, reconnue loin à la ronde.

Gourmande en main-d’œuvre
Véritable reine des distilleries outre-Sarine, cette variété doit son existence à Ernst Luginbühl-Bögli (lire l’encadré) à qui la famille Bangerter a racheté le domaine agricole dans les années 1980. Ils comptent aujourd’hui parmi les plus grands producteurs de prunes de Löhr du canton de Berne, où se concentre la majeure partie des surfaces.

Le verger de pruniers ne représente cependant qu’une portion annexe du domaine des Bangerter, la ferme étant avant tout tournée vers l’engraissement de taureaux et la culture de betteraves sucrières, d’oignons et de pommes de terre. «S’ils ne constituent qu’un chiffre d’affaires relativement restreint pour nous, les pruniers n’en sont pas moins extrêmement gourmands en temps et en main-d’œuvre», relève Ernst Bangerter. Manuelle, la récolte nécessite en moyenne 200 à 300 heures. En août, chaque matin pendant environ trois semaines, cinq personnes prélèvent les fruits tombés sur les filets, armées d’un seau et d’une petite pelle. «C’est long et fastidieux», reconnaît Ernst Bangerter, qui se refuse malgré cela
à secouer les arbres pour accélérer la manœuvre. «Les fruits doivent arriver dans les fûts des distillateurs à parfaite maturité», précise l’agriculteur de 62 ans.

Variété appartenant aux lieux
Robustes et se contentant de peu en matière de fumure, les pruniers de Löhr ne connaissent guère de maladies ni de ravageurs, à l’exception de l’hoplocampe. Cette année, la récolte s’annonce ainsi plutôt fructueuse – Ernst Bangerter l’estime à 12 à 15tonnes pour son hectare. «Il n’y a pas eu de gel tardif ce printemps ni de grêle, à la différence des deux années précédentes», précise Elise Bangerter qui organise la récolte – concurrencée par celle des pommes de terre – et l’acheminement des fruits jusqu’à la distillerie Etter, à Zoug. Malgré les affres régulières du climat et le manque épisodique de rentabilité de cette activité, les Bernois tiennent obstinément à leur verger de pruniers. «Nous nous sentons responsables de ces arbres et de les faire perdurer, car ils appartiennent aux lieux. Ces fruitiers étaient là avant nous, et demeureront après!» C’est ce patrimoine que l’association Fructus, qui promeut les variétés fruitières anciennes, a voulu défendre en mettant à l’honneur la prune de Löhr, en 2023. «L’apparition de nouvelles variétés plus productives ces trente dernières années ainsi que la récolte particulièrement chronophage ont conduit au recul des surfaces de pruniers de Löhr», observe Franziska Oertli, cheffe de projet chez Fructus. Il n’existe plus que quelques grands vergers de pruniers de Löhr en Suisse, la plupart des arbres étant disséminés dans les vergers hautes tiges. «Cette variété frugale et tolérante, à la pousse régulière et rapide, est adaptée à l’altitude et aux sols pauvres, et se prête particulièrement bien à la culture extensive», poursuit-elle.

Pour l’acheteur de la récolte des Bangerter, Gabriel Galliker-Etter, distillateur à Zoug, «l’eau-de-vie de prune de Löhr est une production de niche, dont la demande évolue peu au fil du temps. C’est une chance et un honneur de pouvoir distiller ce fruit d’exception», explique l’entrepreneur qui réalise une bonne partie de son chiffre d’affaires à l’export. Et le distillateur d’espérer que les propriétaires continueront de voir encore longtemps dans les reflets cuivrés de leurs drupes un patrimoine variétal à protéger, une histoire à faire perdurer.

Texte(s): Claire Berbain
Photo(s): Claire Berbain

En chiffres

  • 100 hectares de céréales, betteraves, carottes, oignons sont cultivés à la ferme
    de Löhr.
  • 1 hectare d’arbres fruitiers.
  • 0,5 hectare de pruniers de Löhr
  • 15 vaches mères et 100 taureaux à l’engrais.

Une trouvaille au succès indémodable

Ne cherchez pas son nom dans les anciens traités de pomologie et d’arboriculture. La première mention de la prune de Löhr ne date que des années 1950. Ernst Luginbühl-Bögli, vendeur de spiritueux et distillateur d’Aarberg (BE) à la pupille affutée, distille un jour les fruits d’un prunier sauvage découvert fortuitement. L’eau-de-vie obtenue s’avère bien plus qualitative que les alcools de fruit qu’on trouve alors dans les campagnes helvétiques. Le Bernois a le nez creux – il a déjà acquis la recette pour la fabrication de Martinazzi, premier apéritif amer de Suisse dans les années 1930. Il fait multiplier le fameux arbre, en plante des centaines et baptise ce hasard de la nature prunier de Löhr, en référence au lieu-dit. Ces prunes deviennent rapidement une matière première très recherchée par les distilleries du pays, la variété connaissant même son succès en Allemagne et Autriche! La distillerie d’Aarberg est désormais dirigée par l’arrière-petit-fils d’Ernst Luginbühl-Bögli, Oliver Matter (photo), et son épouse Nicole, qui, outre la fabrication de bitters, vermouths, gins, absinthe et whiskies, transforment toujours les fruits du verger familial en une eau-de-vie monovariétale au succès indémodable.