Agriculture
“L’autonomie alimentaire peut devenir un outil décisif pour l’éleveur”

La Suisse est certes un pays de pâture. Mais selon Benoît Rouillé, ingénieur agronome à l’Institut français d’élevage, les producteurs suisses auraient tout intérêt à miser encore davantage sur l’affouragement en herbe plutôt que sur les concentrés dans l’alimentation du bétail.

“L’autonomie alimentaire peut devenir un outil décisif pour l’éleveur”

En quoi consiste cette notion relativement nouvelle d’autonomie alimentaire et quels en sont les enjeux?
➤ L’autonomie alimentaire correspond au ratio basique «aliments produits sur l’exploitation/aliments consommés par le cheptel». On peut l’affiner, en étudiant l’autonomie massique, énergétique ou protéique de la ration. Il y a évidemment un lien direct entre le niveau d’autonomie alimentaire et le revenu du producteur, mais les enjeux sont plus larges. À l’échelle de l’exploitation, améliorer ce ratio permet en effet de sécuriser le système de production vis-à-vis des aléas climatiques et de la volatilité des prix. Augmenter l’autonomie alimentaire de son troupeau répond également à une demande sociétale, celle d’améliorer la traçabilité des aliments destinés aux animaux. Et enfin, cela réduit la dépendance aux importations de protéines et limite le recours aux OGM, ce qui n’est pas négligeable vu les attentes des consommateurs, en Suisse comme en France!

La Suisse ne semble pas à la traîne en termes d’autonomie alimentaire, notamment grâce aux exigences des AOP. Pour la fabrication de gruyère AOP, par exemple, les producteurs de lait doivent faire en sorte qu’au moins 70% de la matière sèche provienne de la surface fourragère de l’exploitation. Pour quelles raisons miser davantage encore sur l’autonomie alimentaire?
➤ Tout simplement parce que l’achat de concentrés constitue le deuxième poste le plus important dans les coûts de production d’une exploitation laitière, avec 11 centimes dépensés par kilo de lait. Il ne faut pas oublier que l’alimentation représente les deux tiers du coût opérationnel d’une exploitation laitière. On aurait donc tort de se priver de réfléchir à une rationalisation en la matière! Sans compter que si l’aliment protéique est cher aujourd’hui, il le sera encore plus demain. C’est une certitude, la variabilité des prix du tourteau va s’accroître. L’amélioration de l’autonomie alimentaire est désormais indispensable pour sécuriser le revenu dans un contexte de volatilité des prix
du lait et des matières premières comme le soja.

Dans vos études comparatives, avez-vous remarqué des différences notoires, d’un point de vue économique, entre les systèmes de production dont les niveaux d’autonomie alimentaire sont plutôt bas ou au contraire élevés?
➤ Non, il n’y a pas de différences significatives, il nous faut encore affiner nos études pour parvenir à élaborer un discours économique plus pertinent. On remarque cependant que ce sont les exploitations accordant de l’importance à la pâture qui affichent les meilleurs résultats en termes d’efficacité économique. Ce sont d’ailleurs celles où la rémunération au litre de lait est la plus élevée.

Comment expliquez-vous que la valorisation de la pâture soit synonyme d’efficacité économique?
➤ L’herbe constitue une ration complète, prête à l’emploi, aussi dense énergétiquement que du maïs d’ensilage, et sans déficit azoté. En Suisse, vous disposez de plus de 10 tonnes de matières sèches à valoriser à l’hectare, de mars à novembre: c’est deux fois plus que dans certaines régions françaises. Il faut en profiter! Surtout à l’automne, où l’herbe est trop souvent gaspillée. D’après nos calculs, 25 ares de pâturage par vache laitière permettent de réduire de 80 kilos les apports en tourteau de soja par animal et par an.

Certes, mais la gestion de la pâture se complexifie avec une taille des troupeaux qui va croissant en Suisse…
➤ Effectivement, on a le même problème en France, où les exploitants souhaitent agrandir leur cheptel, persuadés d’améliorer ainsi leur revenu et leur qualité de travail. Le problème, c’est que le parcellaire souvent très éclaté ne permet alors plus de mener le bétail pâturer. D’où une production croissante de lait «hors sol», très dépendante de l’achat de concentrés. Je reconnais que la valorisation de l’herbe dans l’alimentation est un défi. Faire pâturer, c’est plus compliqué que de tasser un silo de maïs ou de calculer sur le papier une ration stable à l’année! Cela exige un suivi et des connaissances, mais l’intérêt économique est évident. Et pas besoin d’aller en Nouvelle-Zélande pour voir des troupeaux de 200 à 300 vaches à l’herbe: c’est possible sous nos latitudes, regardez en Angleterre ou en Irlande!

Quels sont vos recommandations pour un pâturage réussi?
➤ Il faut évidemment un couvert de qualité, des parcelles bien aménagées, bien dimensionnées (on compte 1 are par vache laitière et par jour de présence). Et il ne faut pas hésiter à rationner le maïs pour pousser les vaches à valoriser l’herbe. Techniquement, on progresse chaque année sur la génétique des plantes fourragères cultivées, ainsi que sur leur mode de conservation. Les associations de culture du type maïs-haricot ou sorgho-féverole sont actuellement testées, et de nouvelles espèces comme le plantain ou la chicorée font leur apparition. Le changement climatique incite à réfléchir à de nouvelles cultures moins gourmandes en eau, ou à récolte plus précoce, comme l’ensilage de sorgho, de luzerne ou de méteil.

Pensez-vous qu’une production sans concentré protéique soit réaliste?
➤ Non, pas dans les niveaux de production que nous connaissons aujourd’hui. Ce qui n’empêche pas d’être prudent dans l’utilisation des aliments concentrés et leur prétendue efficacité. À partir du moment où la ration de base d’une vache est équilibrée en énergie et en protéines, un kilo de concentré en plus ne donnera pas un litre de lait supplémentaire! Par contre, il augmente le coût de la ration et accentue le risque de problèmes métaboliques. Le lait «qui rapporte» est produit par une ration de base optimale. Ma recommandation est donc claire: pour améliorer l’autonomie alimentaire, il est crucial de commencer par un bilan fourrager et d’estimer les besoins des animaux.

Quel regard portez-vous sur l’avenir de la production animale?
➤ L’élevage est désormais au cœur d’un débat de société. Qu’est-ce qui est le plus efficient et le plus utile: produire 1 kilo de protéines végétales destiné à l’alimentation humaine ou animale? Entre les deux, la compétition est en train de s’intensifier.

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

De quoi parle-t-on?

La Suisse est un pays d’herbe, puisque 71% de la surface agricole utile sont constitués d’herbages. En moyenne, près de 80% de la ration des vaches laitières suisses proviennent de l’herbe, du foin et du silo, contre seulement 30% en Allemagne. Seulement voilà, la majorité des protéines utilisées pour compléter l’affouragement sont aujourd’hui importées. La Suisse aurait besoin du double de sa surface cultivée pour approvisionner son cheptel en protéines. Entre 1990 et 2010, les importations de tourteau de soja ont ainsi été multipliées par dix. Et 40% des 282 000 tonnes importées en 2010 étaient destinés aux bovins. Face à l’augmentation des surfaces de soja OGM dans le monde (84,53 millions d’hectares en 2013, soit quatre fois plus que de surfaces de soja non OGM), le canton de Vaud a mis en place le projet «Progrès Herbe» il y a trois ans, avec une quinzaine d’exploitations. L’objectif? Mieux valoriser les fourrages afin de moins dépendre du marché international.

Plus d'infos

Benoît Rouillé recommande le site www.feedipedia.org, véritable encyclopédie en ligne de l’alimentation animale.