Enquête
Les paysans: des cultivateurs d’énergie en puissance?

Mieux utiliser les ressources énergétiques locales: c’est ce que propose l’Aide suisse à la montagne. Les exploitations d’altitude pourraient jouer un rôle central dans l’approvisionnement énergétique du pays.

Les paysans: des cultivateurs d’énergie en puissance?

D’un côté de la halle, ce sont des dizaines de tonnes de fumier, de déchets végétaux et de poussières de moulin qui entrent chaque jour. De l’autre côté ressort un lisier qui fertilisera les champs, mais aussi de l’électricité et assez de chaleur pour alimenter 140 ménages. Produire de l’énergie à partir de biomasse, c’est la raison d’être de la centrale de méthanisation créée par Simon Eschler à Fleurier (NE): «Cette méthode permet de valoriser le fumier d’une dizaine de paysans du Val-de-Travers, explique l’agriculteur qui est à l’origine du projet. La matière est défibrée puis dégradée par des bactéries, avant que le méthane obtenu soit brûlé pour produire de la chaleur et de l’électricité.»
Transformation de la matière, création d’énergie, diversification des sources de revenus et action concrète pour réduire l’impact écologique de l’agriculture, cette installation est tout cela à la fois. Elle est aussi un bon exemple de la thématique sur laquelle l’Aide suisse à la montagne veut attirer l’attention: la fondation de soutien aux populations alpines veut encourager les agriculteurs à devenir des «énergiculteurs».

Le nouveau rôle de la montagne
«Optimiser la gestion des ressources, les stocker pour les utiliser lorsque le besoin s’en fait sentir, c’est ce que le monde paysan a toujours fait, et en particulier sur les alpages, explique Daniel Favrat, professeur honoraire au sein de l’Energy Center de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Puisqu’on ne peut pas descendre le lait quotidiennement dans la plaine, on le transforme en fromage pour le conserver. Descendu vers la plaine en fin de saison, il permettra de subvenir aux besoins de l’hiver.» Pour le scientifique, ce mode de vie autonome basé sur les ressources locales est un modèle qui peut aussi s’appliquer à la dimension énergétique.
Et ce d’autant plus aujourd’hui: pour remplir les conditions de la stratégie nationale qui prévoit un approvisionnement 100% renouvelable en 2050, il faudra augmenter significativement la production d’énergie propre. «En montagne, la problématique est la même que dans tout le pays, mais les enjeux et les besoins sont bien particuliers», dit Daniel Favrat. Le potentiel énergétique aussi: si le scientifique estime que l’éolien sera toujours confronté à des résistances liées à la protection du paysage, l’hydraulique peut être optimisé, les panneaux solaires photovoltaïques ou thermiques y sont plus productifs qu’en plaine – grâce à la réflexion sur la neige et à l’absence de stratus – tandis que la biomasse reste largement sous-exploitée: déchets forestiers et agricoles pourraient alimenter des centrales telles que celle de Simon Eschler dans bien des zones des Alpes, des Préalpes ou du Jura. L’autre argument en faveur de la production énergétique dans les régions alpines, c’est une tendance générale à la décentralisation: «Ce modèle représente l’avenir, assure Daniel Favrat. On va vers une complémentarité entre les grandes installations existantes et d’autres, plus petites, qui permettront d’alimenter les zones périphériques. Une centrale à l’échelle d’une exploitation ou d’un village est flexible, construite relativement rapidement, et surtout parfaitement adaptée aux spécificités locales.»

Aubaine pour les agriculteurs
Construire et exploiter une centrale de méthanisation, une installation photovoltaïque ou une turbine hydroélectrique ne fait pas encore partie du cursus agricole. Mais c’est un savoir-faire qui peut s’acquérir sur le tas, et le jeu en vaut la chandelle: envisagée comme une activité secondaire, la production d’énergie peut s’avérer salvatrice pour des agriculteurs de montagne confrontés à une situation économique difficile. Et on ne parle pas seulement de la vente de l’électricité: certaines centrales, comme l’installation de production de biogaz de Zermatt (VS), ouvrent leurs portes aux touristes pour des visites payantes. Au-delà de la dimension strictement financière, ceux qui franchissent le pas évoquent également un gain de qualité de vie: «La question, ce n’est pas «Combien cela va me rapporter?», souligne Simon Eschler. Ce qui compte, c’est de faire quelque chose qui a du sens.»
Alors, dans quelques décennies, tous les agriculteurs de montagne seront-ils des énergiculteurs? «Je le pense, dit Daniel Favrat. Regardez le nombre de granges qui sont déjà couvertes de panneaux photovoltaïques. Le monde paysan a compris qu’il avait un rôle à jouer. Avec des mesures de soutien ciblées, comme celles que propose l’Aide suisse à la montagne, et une amélioration du marché qui doit passer par des taxes sur le CO2, la production d’énergie constituera une véritable bouffée d’oxygène pour l’agriculture.»
Reste que pour mettre sur pied un projet de production énergétique, le processus est long et complexe: il faut un emplacement, des investisseurs, une planification financière solide et, surtout, l’âme d’un entrepreneur. Simon Eschler, lui, a réuni tous les ingrédients. Aujourd’hui, il joue volontiers son rôle d’ambassadeur, répondant aux questions des curieux comme des collègues tentés par l’aventure. «Notre activité est profondément liée à la terre, dit-il. Nous avons un rôle à jouer pour préserver ce patrimoine naturel et l’exploiter de manière durable. Pour moi, c’est une question de cohérence.»

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Aide suisse à la montagne

Questions à...

Ivo Torelli, porte-parole de l’Aide suisse à la montagne
Votre fondation s’implique depuis de nombreuses années pour soutenir les projets énergétiques. En quoi est-ce encore plus important aujourd’hui?
Face à l’urgence climatique, il est indispensable de produire une énergie renouvelable. Ces projets génèrent des emplois et permettent donc de lutter contre le dépeuplement des régions alpines. L’Aide suisse à la montagne a soutenu en dix ans 74 projets dans le domaine des énergies renouvelables pour un montant global de 3,8 millions de francs.
Devenir producteur d’énergie, c’est un changement important pour un agriculteur. Vaut-il la peine de se lancer?
Oui. C’est une démarche à la fois responsable et économiquement intéressante: diversifier ses activités procure plus de sécurité. Lorsque des habitants d’une région de montagne, paysans ou non, s’associent pour créer un projet énergétique local, ils s’assurent une source de revenus tout en valorisant les matières premières locales. Fumier, bois ou déchets verts, elles peuvent être transformées de manière écologique.
+ D’infos www.aidemontagne.ch