Reportage
En tortilla chips, farine ou bramata: la renaissance du maïs de Domleschg

À Almens, dans les Grisons, un couple passionné par la sauvegarde des variétés anciennes a redonné vie à une céréale locale cultivée il y a plusieurs siècles sur les bords du Rhin.

En tortilla chips, farine ou bramata: la renaissance du maïs de Domleschg

Il y a 400 ans, une virée sur les bords du Rhin saint-gallois ou du côté des Grisons aurait eu un côté exotique pour un habitant du Plateau romand. Celui-ci se serait sans aucun doute interrogé en voyant, dans chaque champ et jardin, cette plante immense qui dépasse allègrement les deux mètres cinquante de haut, et dont on cueille l’automne venu des épis aux grains bombés et brillants, tantôt jaunes tantôt blancs. Car dès la fin du XVIe siècle, dans la vallée du Rhin, tout comme dans la région de Linthal, dans le canton de Glaris, et au Tessin, une culture fait son apparition: le maïs, rapporté un siècle plus tôt d’Amérique centrale par Christophe Colomb. Dans l’est de la Suisse, cette céréale est en passe de coloniser les terres alluviales et réchauffées par le fœhn. Au nord et au sud des Alpes, les paysans multiplient eux-mêmes leurs semences, faisant évoluer des variétés s’adaptant petit à petit aux diverses altitudes et conditions pédoclimatiques.

On l’appelait… le blé turc
«On raconte que le maïs est arrivé en Europe centrale en faisant un détour par la Grèce et la Turquie. D’ailleurs, dans les écrits d’autrefois, il est question de «blé de Turquie», explique Peer Schilperoord, agronome grison qui effectue depuis trente ans un travail de recensement et de conservation d’anciennes céréales. «Aujourd’hui encore, dans le dialecte local, le maïs est appelé Türgg», confirment Stephan Stutz et Michelle DeFalque, un couple de passionnés qui exploite un petit domaine à Almens, sur la commune de Domleschg (GR). Après avoir travaillé pendant de nombreuse années à la sauvegarde de variétés potagères pour Pro Specie Rara, le géologue et la chanteuse de jazz, tous deux partiellement reconvertis à la paysannerie, se sont lancés dans la multiplication d’une céréale tombée en désuétude: le maïs de Domleschg, proche parent des variétés saint-galloises et de la vallée de la Linth, et l’une des 170 sortes répertoriées en Suisse au XIXe siècle.

En 2018, Stephan Stutz sème tout d’abord quelques ares avant d’entreprendre de multiplier cette culture à huit rangs. Particulièrement haut, le maïs de Domleschg semble apprécier les terrains amendés en matière organique. «Il est bien adapté aux températures plus fraîches, ce qui permet de le semer assez tôt et de prolonger ainsi la période de végétation, précise-t-il. On le récolte généralement courant octobre.»

Cueillette et épluchage manuels
Au vu de la réussite et de l’intérêt croissant des agriculteurs voisins pour cette céréale spécialement résistante et relativement productive, le couple décide d’explorer les pistes possibles pour la valoriser. Approchée, l’entreprise zurichoise MiAdelita, plus grand producteur de tortillas de maïs et de chips de tortilla en Suisse, accepte de tester la vénérable variété. Le succès, tant gustatif que commercial, est immédiat. Les paquets de chips tortillas estampillés Bourgeon à base de maïs de Domleschg bio s’arrachent en quelques semaines. Désormais, deux agriculteurs de la commune en sèment un hectare chaque printemps. Michelle DeFalque peut compter sur une fidèle équipe de proches pour cueillir et éplucher les épis deux jours durant. «La récolte est entièrement manuelle, précise-t-elle. Une fois séchée, elle est égrenée et stockée par nos soins, avant d’être livrée chez MiAdelita et auprès de moulins de la région mandatés pour fabriquer farine et bramata.»

Un potentiel à exploiter
Aujourd’hui symbole par excellence de l’agriculture intensive, le maïs a longtemps contribué à assurer l’autonomie alimentaire des campagnes, notamment en Suisse orientale. «À l’époque de l’industrialisation, cette culture était éminemment importante pour les petits paysans, qui travaillaient à l’usine et comptaient sur le maïs, garantie de rendement élevé sur une petite surface, pour assurer leur sécurité alimentaire», précise Peer Schilperoord.

Malgré leur sensibilité aux maladies fongiques, les anciennes variétés de pays recèlent un potentiel – résistance au froid et développement juvénile précoce –  qui pourrait s’avérer intéressant dans la sélection des maïs modernes. En attendant, Stephan Stutz et Michelle DeFalque choient leur protégé, bien décidés à poursuivre la mission de conservation qu’ils se sont fixée.

Texte(s): Claire Berbain
Photo(s): Claire Berbain

En chiffres

  • 1 hectare de maïs de Domleschg cultivé chez des paysans voisins.
  • 70 variétés de tomates anciennes et 50 variétés de poivrons.
  • 1,5 tonne de grains de maïs par année.
  • 6000 paquets de tortillas par an.

+ d’infos www.gartenhof-lucida.ch

Des croisements nécessaires

Depuis le milieu du XXe siècle, l’amélioration génétique du maïs repose sur l’hybridation variétale, soit la création de variétés hybrides homogènes et reproductibles exprimant le plus de capacités et de vigueur par rapport aux lignées pures. En Europe, le maïs hybride a été importé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et a rapidement conquis les campagnes au détriment des variétés locales, dites de «population». Le maïs de Domleschg, à la différence des hybrides, est multiplié en pollinisation libre et les individus se croisent à chaque génération. «Ils ne sont pas tous parfaitement semblables, mais possèdent des caractères communs qui rendent la variété unique et cohérente», précise Stephan Stutz. Par rapport aux lignées pures ou hybrides, les variétés de population ont ainsi une base génétique plus large, qui leur donne la capacité de s’adapter à différentes conditions et aux évolutions climatiques. «Elles offrent une plus grande pluralité de couleurs et de formes, et participent ainsi à la conservation de la biodiversité.» Il n’en demeure pas moins que la sélection des meilleurs individus est particulièrement exigeante, seule garantie pour poursuivre l’histoire d’une variété quasi disparue!