Reportage
En plus de la viande et des patates, on produit ici surtout de l’énergie

À deux pas de Schaffhouse, l’exploitation des Müller est basée comme beaucoup d’autres sur les cultures et l’élevage. Mais elle vient d’innover en ouvrant la première station de biogaz carburant de Suisse.

En plus de la viande et des patates, on produit ici surtout de l’énergie

Ni les oriflammes à l’enseigne d’Ökostrom Schweiz ou de Gaz Énergie ni les dizaines de visiteurs – journalistes, partenaires et membres du landernau politique schaffhousois – ne semblent perturber les veaux ruminant dans leurs stalles, encore moins les pommes de terre qui poussent à vue d’œil sur la parcelle attenante à la ferme. Pour Andrea et Christian Müller, les exploitants d’Unterbuck, cette journée est pourtant à marquer d’une pierre blanche: le domaine inaugure en effet la toute première station publique de carburant 100% agricole et durable en Suisse. Une pompe et son tuyau pour faire le plein de GNC (gaz naturel compressé), installés au bord de la route, à disposition de tous – et à laquelle une trentaine d’automobilistes et deux conducteurs de
camion viennent se servir.

Dix ans d’engagement
«Nous sommes des agriculteurs comme les autres, mais également des producteurs d’énergie, explique Andrea en prenant la parole devant son parterre d’invités. Et depuis plus de dix ans, on travaille à concrétiser une double vision: l’autonomie énergétique du domaine ainsi que la mise sur le marché de chaleur, d’électricité et de carburant renouvelables, sans impact sur le climat.»

Blotti contre une colline boisée (le Buck) s’élevant à une dizaine de kilomètres au nord de Schaffhouse, le domaine est aux mains de la famille Müller depuis trois générations. Mais c’est au début des années 2010 que Christian et Andrea ont fondé Müller Energie SàRL. L’étape initiale a été la construction d’une installation de méthanisation alimentée par les engrais et déchets de la ferme et des domaines voisins; les premières conduites de chauffage à distance reliées au village de Thayngen ont été posées en 2013, en même temps qu’une chaudière à bois nourrie des copeaux issus de l’exploitation forestière locale. En outre, 1200 m2 de toiture ont été équipés de panneaux photovoltaïques; en 2014, l’usine de biogaz était reliée au réseau régional, et la récupération de sa chaleur résiduelle est venue améliorer encore l’efficience du système, la chaudière à bois ne s’enclenchant dès lors plus que lors des pics de demande, grâce à un dispositif permettant le stockage de la chaleur émise.

Une vision qui a son coût
Au total, les Müller ont investi plus de 7 millions dans leur engagement énergétique; la station de biogaz leur aura à elle seule coûté quelque 700 000 francs, largement financés de façon privée à l’exception de contributions de la Fondation Climat et du Canton. Surtout, elle a demandé au couple une ténacité sans relâche: six ans de marathon administratif pour surmonter les embûches d’une politique énergétique axée sur la production de chaleur et d’électricité – mais pas de gaz de réseau ni de carburant. «On a toujours eu un peu d’avance sur la réglementation étatique», sourit Andrea.

Parmi la volée de tracteurs du domaine, un seul, à ce jour, fonctionne au GNC. «Ces dernières années, nous avons restreint volontairement l’achat de véhicules mus par des carburants fossiles, précise Christian. À court terme, le remplacement de tout le parc est au programme. Mais la disponibilité de tels engins sur le marché est encore limitée, surtout pour les petits tracteurs.»

Cela explique partiellement que les agriculteurs de la région ne comptent pas parmi la clientèle de la station. «Les transporteurs des entreprises schaffhousoises cherchant à obtenir la neutralité climatique de leur logistique sont plus dans notre cible, estime le producteur. Des maraîchers de Thayngen nous ont aussi communiqué leur intérêt. Mais on n’a fait encore aucune publicité, en attendant d’avoir plus de visibilité sur les volumes vendus et le fonctionnement de l’installation.»

L’exploitation des Müller, quant à elle, est évidemment largement autonome sous l’angle de l’énergie. «J’ai toujours visé l’indépendance totale, reconnaît Christian. On l’a atteinte pour nos fourrages à l’exception de la ration protéinée (pour laquelle on ne parvient pas encore à se passer d’apport extérieur), mais aussi pour le travail aux champs, qu’on assume sans recourir à une entreprise de travaux pour tiers. Et nous ne produisons aucune culture spéciale qui nous lierait à un client monopolistique: seulement des patates, du maïs, de la viande… et de l’énergie.»

La première station publique de GNC du pays ne marque sans doute pas la fin du développement de Müller Energie. «Avec l’augmentation des prix actuels, on reçoit beaucoup de demandes pour le chauffage à distance, relève le Schaffhousois. Il n’est pas impossible qu’on doive ainsi redimensionner à la hausse nos installations actuelles. Mais pour le moment, nous n’avons pas de nouveau projet en cours.»

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Blaise Guignard

En chiffres

Le domaine Unterbuck

  • 100 hectares de pommes de terre et cultures fourragères en IP-Suisse;
  • 220 bœufs à l’engrais, 400 têtes de bétail au total selon les normes SST-SRPA;
  • 1200 m2 de panneaux photovoltaïques;
  • 1 centrale de biogaz agricole de 130 kW alimentée par lisiers/déchets agricoles de la ferme et de 30 autres exploitations;
  • 180 ménages fournis en électricité injectée dans le réseau;
  • 1 réseau de chauffage à distance alimentant 250 unités d’habitation, 1 école et 4 entreprises;
  • 1 station-service de biogaz GNC ouverte au public.

+ d’infos unterbuck.ch

L’intérêt pour le biogaz se réveille

Si l’Italie compte quelques stations de biogaz agricole GNC ouvertes au public, en Suisse, celle d’Unterbuck est la première du genre, confirme Melanie Gysler. «Seuls 4% des engrais de ferme sont valorisés en biogaz, alors que 40% du volume total pourrait être utilisé! Mais aucune incitation publique ne soutient le développement du biogaz agricole: seule la transformation en électricité est l’objet de subventions», regrette la responsable du bureau romand de la faîtière Ökostrom. La loi sur l’aménagement du territoire ne contribue pas à faire évoluer les choses et le développement de véhicules adaptés est aussi à la traîne. Toutefois, la crise énergétique qui menace l’Europe pourrait changer la donne, relève Melanie Gysler. «Pour les agriculteurs et les gestionnaires de réseaux énergétiques, être à même de pallier une éventuelle absence de gaz russe prend un intérêt nouveau. La rapidité avec laquelle le Parlement a récemment accepté la motion demandant un soutien public au biogaz le prouve. Tant mieux, car finalement, c’est 100% de l’agriculture suisse qui pourrait être autonome énergétiquement et même productrice nette», conclut la spécialiste.

+ d’infos oekostrom.ch