Viticulture
En juin, la tournée des artistes du surgreffage passe par la Suisse

Lorsqu’il s’agit de changer d’encépagement, certains préfèrent surgreffer plutôt qu’arracher et replanter. Une technique pour laquelle la société française Worldwide Vineyards est mondialement reconnue.

En juin, la tournée des artistes du surgreffage passe par la Suisse

Sous le soleil de fin juin qui tape dur sur les vignes de Cressier (NE), ils sont cinq à s’activer en silence. Muni d’une brassée de greffons et d’un rouleau de bande blanche, chacun est dans sa ligne, courbé sur un pied dénudé, canif en main. Une entaille en «T» pour ouvrir l’écorce comme un rideau; un mouvement virtuose pour couper le greffon et l’attraper au vol de la même main avant de le glisser doucement dans sa petite loge; un petit coup de scie superficiel puis un bandage rapide pour maintenir le tout: en quelques secondes d’un algorithme manuel parfaitement maîtrisé, chaque pied se retrouve prestement flanqué d’un œil tout neuf.

Habiles, endurants, passionnés par leur travail et conscients de sa valeur en dépit de son caractère pénible, ces cinq artistes de la greffe manuelle sont venus du Var (F). Ils sont les employés de Worldwide Vineyards (WV), le spécialiste mondialement réputé du surgreffage. Une petite société familiale, en dépit de son nom ronflant, que le Français Marc Birebent a reprise de son père en 1997 en axant son activité sur cette technique en laquelle il croit sans réserve; elle emploie en majorité des greffeurs venus du Mexique et d’Argentine, où le greffage est un métier à part entière.

France, Italie, Espagne, Luxembourg, Bulgarie, Suisse: pendant deux mois et demi, au début de l’été, ils se déplacent de domaine en domaine au gré des demandes; l’hiver, ils vont faire de même en Nouvelle-Zélande. À cause de la pandémie, les stars latines du T-bud n’ont pu venir et WV a dû faire l’impasse sur les dates planifiées dans le Bordelais ou en Bourgogne; sur les 700 000 greffes programmées, 70000 ont pu être menées – et exclusivement par les greffeurs français et italiens qui transpirent aujourd’hui au domaine de la Rochette.

Des bénéfices multiples

En Suisse, plusieurs vignerons de haut vol recourent aux prestations de WV: notamment Marie-Thérèse Chappaz ou Mathilde Roux, à Fully (VS), Marc Balzan, à Ayent (VS), le Domaine de l’Abbaye de Mont (VD), à La Côte, celui de la Maison Carrée, à Auvernier (NE) – ou encore Jacques Tatasciore chez qui on se trouve aujourd’hui, le plus gros chantier suisse avec 4000 pieds à surgreffer. «Je travaille avec Marc Birebent depuis des années, confie ce dernier. En général, je fais appel à ses greffeurs pour adapter l’encépagement d’une parcelle sans pour autant renoncer à de belles racines. Avec pour avantage secondaire une production qui repart plus rapidement.» Cette année, il a ainsi entrepris de remplacer un pinot noir peu qualitatif par une sélection bien mieux adaptée.

Corriger un encépagement obsolète ou s’adapter aux exigences de la clientèle sans faire l’impasse sur la qualité d’expression octroyée par l’âge est le premier argument invoqué en faveur du surgreffage. «Chaque année, une vieille vigne développe de nouvelles radicelles à l’extrémité de son système racinaire, note Jean-Denis Perrochet, à la Maison Carrée. Elle se porte de mieux en mieux et traduit d’autant plus fidèlement son terroir. Arracher un pied de 50 ans, c’est se priver de tous les bénéfices de cette lente prospection pédologique.»

Gros travail en aval

Le surgreffage convainc aussi par sa durabilité. Il n’a pas le caractère impitoyable de la greffe mécanique en oméga; en se calant avec douceur sur le cambium et le système circulatoire de la plante, la greffe éviterait les traumatismes susceptibles de favoriser des maladies incurables telle l’esca, et favoriserait ainsi des vignes plus pérennes. «Sur le plan sanitaire, cela semble intéressant, même si on manque de recul scientifique sur la question», estime Jacques Tatasciore. Et ce bénéfice ne se limite pas aux maladies du bois, pense Stefano, l’un des greffeurs, venu à la technique pour tenter d’améliorer l’état sanitaire de ses vignes piémontaises: «L’impact des autres maladies, y compris la flavescence dorée, est moins fort sur des vignes plus résistantes.» Si l’essentiel du surgreffage tient dans la dextérité des greffeurs, la méthode n’en exige pas moins l’implication des vignerons qui y recourent. Enlever ou plier les échalas pour ne pas faire obstacle au travail, dénuder les ceps et dégager la terre autour de chacun, «tout ça prend du temps au moment où la vigne demande beaucoup de travail, admet Jacques Tatasciore. Et si la météo l’exige, il faut arroser la parcelle à surgreffer de façon à éviter le manque d’eau, un travail dispendieux et pénible.»

Le greffon, pièce essentielle

Mais l’élément le plus essentiel tient dans la qualité des greffons, prélevés à raison de trois par greffe (Jacques Tatasciore en a ainsi préparé plus de 12000) et surtout méticuleusement entreposés. La veille du surgreffage, le responsable de l’équipe WV vient en vérifier la conformité. Sans faire de sentiment: «Chaque année, on annule 20% des chantiers pour des greffons mal triés, remarque Marc Birebent. C’est le plus difficile. Le bourgeon doit être vert, pas noir, ni mou. Sinon, même si la greffe est impeccable, elle ne prendra pas.»

En trois jours et demi de travail intense, les cinq greffeurs seront venus à bout de leurs 4200 pieds à greffer sur quelque 8000 m2, bouclant ainsi la dernière date de leur tournée helvétique. Pour le viticulteur, la tâche est loin d’être terminée. «Il va falloir enlever le feuillage et ne laisser qu’un seul bois, qu’on coupera après une quinzaine en ne conservant qu’une feuille tout en bas, explique Jacques Tatasciore. Ensuite, lorsque le bourgeon est assez développé, on permet à la végétation de repousser sur le cep, pour en favoriser l’alimentation.» Cet hiver, le vieux bois pourra être coupé, ses racines étant désormais vouées à nourrir le plant surgreffé. Et l’année prochaine, déjà, une première vendange viendra témoigner de ce petit miracle de durabilité.

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Guillaume Perret

Questions à Marc Birebent, directeur de Worldwide Vineyards

En dépit de ses remarquables bénéfices, le surgreffage n’est-il pas une technique très marginale?

Il y a sans doute un préjugé sur le coût réel et la charge d’entretien et d’accompagnement du surgreffage. En réalité, il suffit d’une personne pour 5000 plants, durant deux mois et demi environ. Si on compare les chiffres entre surgreffage et arrachage-replantage, on s’y retrouve bien! Surtout en favorisant ainsi des sélections massales ou des cépages très qualitatifs que l’on va pouvoir valoriser ensuite à la vente.

Dans vos conférences, vous parlez de la greffe mécanique comme du «péché originel» de la viticulture moderne. Pourquoi?

Je remarque simplement qu’il n’y a pas de maladies du bois sur les cépages francs de pied, et très peu sur les plants greffés avant la mécanisation de la greffe. Dans les années 1980, on a privilégié une greffe peu respectueuse de la plante, et encore aggravé les choses en recourant au clonage, qui multiplie la vulnérabilité des vignes au dépérissement. Pour se maintenir sur un marché très concurrentiel, les pépiniéristes n’ont pas eu d’autre choix que de s’y faire. Disons que les vignerons n’ont guère opposé de résistance.