Reportage outre-sarine
En Appenzell, des veaux élevés au lait de chèvre donnent une viande de luxe

Faute d’une valorisation suffisante de son lait de chèvre, la famille Frick a décidé de l’utiliser pour nourrir ses veaux. Un choix étonnant qui s’avère finalement payant.

En Appenzell, des veaux élevés au lait de chèvre donnent une viande de luxe

Dans la cuisine de Sonja et Ueli Frick, un tableau trône au mur: c’est une poya traditionnelle appenzelloise, représentant quelques chèvres blanches au poil mi-long au milieu d’un troupeau de vaches brunes et d’armaillis en pantalon jaune, gilet rouge et pipe au bec. Pourtant, dans l’étable attenante à la maison familiale, la réalité est tout autre. Ici, à la différence des exploitations voisines, ce sont les chèvres qui l’emportent sur les bovins. Et si les veaux font partie intégrante du troupeau, c’est parce qu’ils valorisent le lait de ces dernières. Depuis deux ans, cette famille d’agriculteurs, qui exploite à Urnäsch (AR) un domaine d’une vingtaine d’hectares, engraisse quelques veaux uniquement à base du lait de leurs chèvres, de foin et d’herbe.
«Nous avons abandonné les vaches laitières en 2018. Les douze bêtes que nous avions reprises à mon père, ainsi que l’alpage, procuraient un trop faible revenu pour la somme de travail, raconte Ueli. Nous avons décidé d’augmenter la taille du troupeau de chèvres que mon père avait commencé à constituer, et de miser ainsi sur une activité plus rémunératrice.» En effet non loin d’Urnäsch, le fromager de Gonten (AI), alors en plein développement, cherchait du lait de chèvre. Le troupeau appenzellois des Frick quadruple alors en six mois.

Comme dans l’ancien temps

Mais quelque temps après, c’est la douche froide: le fromager croule sous l’offre de lait et le marché n’est pas aussi porteur qu’espéré: «Nous avions été trop optimistes», concède Ueli, qui se trouve contraint de chercher un nouveau débouché pour sa production. Dans l’urgence, et pour ne pas perdre de lait, l’exploitant décide de le donner aux quelques veaux qu’il a gardés. «Après tout, c’est ce qu’ont toujours fait nos parents et grands-parents. Le lait de chèvre était réputé plus digeste pour les veaux d’élevage.» Le résultat ne se fait pas attendre: ces derniers, en parfaite santé, s’avèrent superbes et leur taxation en boucherie excellente. «On a goûté la viande pour en avoir le cœur net, raconte Sonja.
Et là, surprise, elle était tendre, délicate, structurée. On s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire.» Les Frick contactent alors André Jäger, un cuisinier schaffhousois bien connu dans le monde de la gastronomie alémanique. Bluffé par la qualité visuelle et gustative de leur production ainsi que par l’absence totale de goût de chèvre, le chef les encourage à poursuivre. Sonja et Ueli, qui ont achevé la reconversion de leur domaine à l’agriculture biologique, lancent alors officiellement la marque, Zikana, contraction de Ziege (chèvre), Kalb (veau) et Nature. Ils développent un efficace argumentaire, fondé sur des analyses réalisées en laboratoire: «La viande de veau nourri au lait de chèvre contient dix fois moins de gras qu’une viande standard», affirme Sonja. Les commandes, d’abord timides, affluent, permettant d’écouler aisément, auprès d’une clientèle privée et de restaurateurs, leur production issue de huit veaux en 2019.

Deux fois le prix standard

Bien décidé à aller jusqu’au bout de son projet, le couple développe alors des recettes et élabore des menus se basant sur une large gamme de produits: filet, viande hachée, saucisse à rôtir, salami, hamburger, qui trouvent désormais preneur de Bâle au Tessin. Et ce malgré un prix de vente relativement élevé: 75 fr./kg: c’est près du double du prix du veau bio standard. «Nous avons additionné les coûts de production, les frais d’abattage et de commercialisation pour établir ce prix, justifie Sonja. L’objectif principal pour nous, c’est de valoriser notre lait correctement et sans fluctuation saisonnière, autour de 1 fr. 50 le litre.»
Les Frick ont ainsi engraissé six veaux en 2018, huit en 2019. Ils prévoient d’augmenter petit à petit leur production. Ils achètent les veaux dans des exploitations laitières bios voisines à un prix supérieur au marché. Les jeunes animaux, issus de croisement entre mères brunes et pères limousins, arrivent ainsi à l’âge de 3 semaines dans le troupeau de chèvres. Ils sont engraissés pendant environ 110 jours, avalant plus de 3000 litres de lait chacun, jusqu’à atteindre le poids d’environ 220 kg. «La cohabitation entre chèvres et veaux se passe à merveille, dans la stabulation comme au pâturage, confie l’agriculteur appenzellois. Les maladies pulmonaires et parasites gastro-intestinaux ont d’ailleurs quasiment disparu. À croire que l’environnement est plus sain pour les veaux!»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

En chiffres

La ferme Frick, c’est:

  • 19 ha de surface agricole utile (SAU),
  • dont 15 fourragères et 4 en compensation écologique.
  • 80 chèvres laitières. Trois mâles pour la reproduction et une quinzaine de chevrettes pour le renouvellement.
  • 40 0000 kg de lait produits annuellement, dont un tiers est vendu pour la transformation fromagère.
  • Une dizaine de veaux seront engraissés dès le mois de mars 2020.
    + d’infos www.zikana.ch

Bon à savoir

Si elle apparaît systématiquement dans l’imagerie traditionnelle de Suisse orientale, la chèvre appenzelloise est aujourd’hui nettement moins présente dans les campagnes que par le passé. Son cheptel actuel ne dépasse pas les 1000 bêtes. C’est même une race considérée comme menacée, que ProSpecieRara défend, au même titre que la rayée des Grisons, la bottée ou la col noir du Valais. Pourtant, elle était autrefois appréciée pour sa performance laitière – celle-ci atteint quelque 750 kg par lactation – et pour sa rusticité. Exportée dans toute la Suisse alémanique ainsi qu’en Allemagne, son cheptel aurait atteint 5000 têtes au XIXe siècle.
+ d’infos www.prospecierara.ch