Spécial 120 ans
Emmanuel de Vevey, le visionnaire qui voulait congeler le lait fribourgeois

Chaque mois, nous partons à la rencontre d’une personnalité qui a marqué le monde agricole romand ces cent vingt dernières années. Sans Emmanuel de Vevey, le gruyère ne serait pas AOP aujourd’hui

Emmanuel de Vevey, le visionnaire qui voulait congeler le lait fribourgeois

Congeler le lait fribourgeois sous forme de blocs de 2 kilos pour le vendre à Paris, à Rome, à Londres, voire à Istanbul: c’est l’ambitieux projet d’Emmanuel de Vevey, qui imagine en 1898 une méthode de conservation du lait par le froid en vue de son exportation sur de grandes distances. Le Fribourgeois – qui ne fut ni un savant fou ni un ambitieux entrepreneur, mais le directeur de la Station laitière cantonale entre 1890 et 1927 – en est persuadé: le lait congelé ne devrait pas être un lait de luxe, mais un produit aux débouchés très larges et donc une solution pour améliorer une économie laitière fribourgeoise moribonde à l’époque.
Car à la fin du XIXe, rien ne va plus pour le commerce du fromage fribourgeois. «Le gruyère, première source de revenus du canton de Fribourg avec l’élevage, va mal, explique l’historienne gruérienne Anne Philipona, auteure d’un récent ouvrage consacré à l’industrie laitière fribourgeoise du XIXe siècle à nos jours. Il a perdu sa réputation d’autrefois, à cause de problèmes de qualité et de la concurrence avec l’emmental. Les Fribourgeois étaient alors moins bons vendeurs que les Bernois!» Raison pour laquelle le Conseil d’État décide, en 1890, de nommer Emmanuel de Vevey – qui étudiait les sciences naturelles à l’Université de Genève – directeur de la Station laitière de Pérolles, en ville de Fribourg, qui prendra ses quartiers à Grangeneuve en 1923.

Plus d’un projet en tête

Emmanuel de Vevey s’active sur tous les fronts. Il enseigne l’industrie laitière, la chimie et la botanique à l’École de fromagerie, dirige le laboratoire d’analyse et édite un journal, La Chronique d’industrie laitière, qui deviendra, en 1920, Le Paysan fribourgeois, ancêtre de l’actuel Agri-Hebdo. «En parallèle, il n’économise pas ses efforts pour maintenir la plus importante industrie du canton de Fribourg», poursuit Anne Philipona, qui a passé au peigne fin tous les rapports d’activité de l’institution, de même que les nombreux ouvrages signés par notre homme.
Sous son égide, la Station laitière s’implique en effet dans l’amélioration et la modernisation des laiteries du canton et de leur équipement via des inspections et des formations. Objectif: améliorer la qualité d’un gruyère qu’on a alors tendance à trop écrémer – le beurre étant à l’époque bien rémunéré. Dans le but de favoriser le commerce des produits laitiers, Emmanuel de Vevey tentera même de vendre du gruyère en Italie, mais sans succès: sur la place milanaise, on préfère le sbrinz! Il essaie également de mettre sur pied une marque «Fribourg» pour différencier les produits locaux. En vain! Il se lance alors dans la fabrication de fromages frais, comme le brie, le camembert, le roquefort, appelés alors «fromages de fantaisie». Son idée: proposer un nouveau débouché pour les petites fromageries qui n’ont pas assez de lait, en particulier l’hiver, pour fabriquer du gruyère. «C’était un visionnaire, confie Anne Philipona. Il a en effet tenté de créer une interprofession, bien avant celles que nous connaissons aujourd’hui, réunissant tous les acteurs – producteurs, transformateurs, affineurs et commerçants – impliqués dans la gestion des ventes du gruyère. Cette Société fribourgeoise d’industrie laitière, créée en 1904, fonctionnera jusqu’à la Première Guerre mondiale, chaque profession se réunissant alors dans des organismes séparés.»
Mais où donc cet homme, qui fut également directeur de l’Institut agricole de Grangeneuve, membre de quantité de comités d’organisation agricole et président du conseil d’administration des Chocolats Villars SA, dénichait-il toutes ces idées? «C’était un grand voyageur, estime Anne Philipona. Il officiait souvent comme juré dans des concours internationaux et parcourait l’Europe, toujours en quête de nouveaux débouchés pour les fromages fribourgeois.»
Si le gruyère connut par la suite une belle destinée, le lait congelé d’Emmanuel de Vevey ne vit cependant jamais le jour, faute de volonté politique. «L’amélioration des techniques de pasteurisation aurait certainement mis fin à ce projet», sourit l’historienne, qui ne cache pas son admiration pour le personnage. «Il illustre à merveille le dynamisme fribourgeois, dans un canton dont l’histoire est depuis le XVe siècle liée au gruyère.»

+ D’infos Histoire du lait. De la montagne à la ville, Anne Philipona, SHCF, 2017, 214 pages. www.shcf.ch

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Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Marcel G.