De saison
Elle nous botte, l’asperge verte du Vully

Elle pousse plus vite que son ombre et surtout, ultrafraîche et tendre, n’a rien à voir avec les denrées importées d’outre-Atlantique.

Elle nous botte, l’asperge verte du Vully

«On a commencé tout petit, avec 1 hectare, et aujourd’hui je n’arrive plus à répondre à la demande.» L’asperge aime les sols légers, sablonneux, limoneux: elle se plaît bien dans la plaine alluviale de la Broye. Quand il s’est lancé dans cette culture, au milieu des années nonante, Rudy Ruegsegger était pratiquement le seul dans le Vully; il cultive désormais 4 hectares d’asperges vertes à Salavaux (VD). Verte ou blanche, voire violette: à la base, c’est la même plante, explique le maraîcher. Seules les modalités de la culture changent. La blanche, il faut la butter, soit ériger ces monticules d’environ 40 centimètres de haut pour la préserver de la lumière, d’où son teint de nacre. Ce n’est pas nécessaire avec la verte, qui va faire sa photosynthèse et qu’on peut récolter à même le sol. Pour le reste, le travail est identique. Au commencement, les griffes: «Une racine touffue aux multiples radicelles qu’on installe dans un sillon à 25-30 centimètres de profondeur, en séparant bien les racines.» Les deux premières années, la griffe ne produit pas: on laisse les premières pousses se développer et monter rapidement, avec ce feuillage ultrafin. «La troisième année, on commence à récolter: on peut considérer que les plants seront productifs une dizaine d’années», explique Rudy Ruegsegger. Les lignes sont distantes d’environ 2 mètres et les griffes éloignées entre elles de 20 à 25 centimètres. Avant toute végétation, il faut un traitement désherbant, faute de quoi la récolte sera impossible. Et puis les plantes ont besoin d’un apport nutritif: «Début mars, ou quelque six semaines avant la récolte, on passe avec une herse rotative pour ameublir le terrain et incorporer du compost.»

Le gel a joué un vilain tour
Influencée par les cycles lunaires, l’asperge déteste les changements de température. C’est dire si elle a peu apprécié ce mois d’avril, avec ses gelées et ses variations abruptes façon douche écossaise. «Impossible de chiffrer les dommages, à ce stade, mais le froid va mettre un sacré coup de frein à la poussée des turions!»
«On commence en principe à les récolter à la mi-avril, mais cette année on a cueilli les premières avec deux semaines d’avance! Dans de bonnes conditions, avec un printemps chaud et malgré la faible humidité, il arrive qu’elles poussent de 15 centimètres en une journée.» Spectaculaire! La cueillette commence tôt le matin, vers 6 h 30: tout est manuel, on les taille à l’aide d’un petit couteau ou gouge. Suit un gros travail de tri et de calibrage des asperges, assemblées en bottes de la même taille. En 2016, la cueillette s’est poursuivie jusqu’à fin juin. «Mais quand la pointe s’ouvre sitôt sortie de terre, c’est signe qu’il faut laisser monter la végétation. Après quoi, en fin de cycle, on passe avec un broyeur et on hache le tout sur place.»

Très appréciée
«Quand j’étais jeune, je n’avais pratiquement jamais vu d’asperges, on n’en mangeait pas, c’était affreusement cher et pas dans les habitudes, sauf éventuellement des conserves», se souvient le maraîcher. Les Suisses s’y sont mis à tel point que Rudy n’arrive plus à suivre: dans les années huitante, la consommation était de 500 grammes par an et par tête, elle a dés­ormais triplé. Les surfaces ont doublé entre 2009 et 2016, pour atteindre 400 hectares, avec un rendement moyen de 3 à 5 tonnes/hectare, selon les années. Cela dit, avec la concurrence étrangère qui met la botte à 5 fr. (contre 12 fr. 50 pour les asperges indigènes), il faut s’accrocher!
En 2016, la Suisse a importé 10 330 tonnes d’asperges, vertes et blanches, dont un tiers en provenance des deux Amériques. Indépendamment de l’aberration environnementale, la fraîcheur, la tendreté et les vertus nutritionnelles des liliacées tout juste cueillies n’ont évidemment rien à voir avec celles venues des antipodes.
Mondialisation à part, les aspergeraies du Vully sont aussi victimes de ravageurs insoupçonnés. «Nous sommes à côté d’une réserve naturelle, ce qui nous vaut le voisinage d’une horde de sangliers… Ce n’est pas qu’ils aiment les asperges mais ils font de gros dégâts en fouissant pour dénicher les larves dont ils sont friands. On a clôturé, mais ça n’a pas suffi pour tous les prédateurs. Dont certains à deux pattes, incapables de lire les panneaux «Cueillette interdite»!

Texte(s): Véronique Zbinden
Photo(s): Thierry Porchet

Fière tige, réputation sulfureuse

Les fresques égyptiennes et romaines la dépeignent déjà, pratiquement identique à ses contemporaines, voilà plus de deux mille ans. Sa cousine sauvage n’est du reste pas si différente des variétés actuelles, juste plus filiforme. Les Romains étaient fous, dit-on, d’Asparagus officinalis, qu’ils cultivent en fosses, et croient aphrodisiaque. Les monarques français en pincent aussi pour la fière tige – Louis XIV ordonnant à son jardinier La Quintinie d’en cultiver toute l’année! Après une éclipse au Moyen Âge, elle opère son retour à la Renaissance et sera le must des grandes tables dès le XIXe siècle. «C’est un manger délicat qui ne convient qu’aux riches, parce qu’il n’est pas substantiel et légèrement aphrodisiaque», estime un contemporain. Sa réputation sulfureuse n’a jamais été démontrée. Elle est en revanche diurétique, riche en fibres et propre à favoriser l’équilibre de la flore intestinale.

Le producteur

Rudy Ruegsegger a repris avec sa femme Anita le domaine familial des Chandines, à Delley (FR), en 1996: 45 hectares en IP Suisse. Après l’orge, le blé, le colza, la pomme de terre et la betterave, les cultures se sont considérablement diversifiées depuis 1996, date à laquelle les Ruegsegger se sont aussi lancés dans la vente directe. Outre les asperges, on y trouve 3 hectares de fraises, dont une partie destinée à l’autocueillette, ainsi que des mûres, framboises, raisinets, cassis, poires à botzi, etc. Anita transforme les produits du domaine en confitures, chutneys et autres spécialités; le magasin de la ferme offre en outre des huiles de colza et de noix, des sirops, des fruits et légumes séchés, eaux-de-vie. La grande distribution reste, cela dit, le premier débouché du domaine, suivie par la restauration. Anita et Rudy sont secondés par leurs fils et une quinzaine de collaborateurs.
+ D’infos www.chandines.ch