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Échanger pour s’entraider: le troc paysan est bien vivant en campagne

Si cette pratique s’est raréfiée, l’échange non monétaire de produits et services existe encore dans le monde agricole. Une philosophie qui promeut la solidarité et les liens sociaux, selon les besoins et compétences de chacun.

Échanger pour s’entraider: le troc paysan est bien vivant en campagne

Cela fait 25 ans que Nicolas Coppey confectionne du raclette dans son alpage du val Ferret (VS). Depuis ses débuts, il a pris l’habitude d’échanger régulièrement quelques meules contre de la viande d’agneau et d’autres produits agricoles de la région, pour sa consommation personnelle. «Ici, c’est une tradition avec la famille, les voisins et les proches, même si cela reste très confidentiel», raconte le Valaisan. De la même manière, pour rétribuer les propriétaires de certaines vaches qu’il garde durant l’été, l’artisan leur cède volontiers l’équivalent en fromage du lait produit. «Une fois, j’en ai même donné à une connaissance venue gracieusement soigner une bête qui s’était cassé une corne. Dans cette relation, il n’y a pas de calcul savant. C’est du donnant-donnant.»

À Martigny (VS), Colin Pillet a adopté le même fonctionnement. Dans son domaine de 1,5 hectare, le maraîcher fait souvent appel à un ami élagueur pour tailler les arbres du verger. «En contrepartie, je lui fournis du jus, de l’abricotine et des fruits. C’est la même chose avec ma voisine paysanne chez qui je vais récupérer du fumier. Ces arrangements à l’amiable font naître des rapports plus égalitaires et humains, qui favorisent le dialogue plutôt que la monnaie. Ainsi, chacun choisit la valeur qu’il veut donner à l’échange», analyse-t-il. «En Suisse, il existe un véritable réseau de paysans qui ont ce même état d’esprit», assure Léonard Zufferey, arboriculteur et maraîcher à Granges (VS), qui troque souvent des produits et services en tout genre contre des aliments, des réparations de machines ou des stères de bois de chauffe.

 

Sur un mode local

En Suisse et dans la plupart des sociétés rurales, ce type d’entraide agricole a toujours existé entre pairs, que ce soit pour le partage de ressources ou l’aide mutuelle sur le domaine. Toutefois, ces pratiques que l’on pourrait assimiler à du troc se sont raréfiées ces cinquante dernières années (voir l’encadré ci-dessous). En parallèle, une autre alternative aux circuits commerciaux classiques a vu le jour: les Systèmes d’échanges locaux (SEL). Né au Canada dans les années 1980, ce type d’association permet aux membres d’une même région de proposer sur une plateforme commune ce qu’ils ont à offrir et ce qu’ils aimeraient recevoir. La notion d’échange va plus loin que le simple troc, puisque ces biens et services sont généralement comptabilisés par une monnaie locale. Ainsi, le «séliste» n’est pas forcément tenu de rendre quelque chose à celui dont il a reçu, mais peut dépenser ses crédits auprès d’autres membres de la communauté, tout en renforçant les liens sociaux.

 

Un acte de résistance

En Romandie, une douzaine de SEL sont en activité. Le premier a vu le jour en 1997, dans le Val-de-Ruz (NE), et compte aujourd’hui 130 membres, qui utilisent une monnaie locale nommée «batz». Parmi eux, un certain nombre de personnes liées aux métiers de la terre, telles que des agriculteurs, des bûcherons ou des jardiniers professionnels. Productrice de plantons de légumes et d’aromatiques à Boudevilliers, Marie-Claude Rollier y participe depuis les débuts. «J’ai longtemps proposé des plantons aux habitants de la région. Avec les crédits reçus, je prenais des heures de couture, de massage ou d’aide au déménagement. Aujourd’hui, j’offre principalement des ateliers de semis au printemps, expose l’horticultrice. Cette économie parallèle et solidaire est un beau symbole d’entraide, même si cela ne permet pas de vivre et doit rester ponctuel.»

À Saint-Ours (FR), le paysan-boulanger Stéphane Rumpf (photo) est l’un des membres fondateurs du SEL de la Sarine. «Pour ma part, j’ai toujours fonctionné de cette manière, en échangeant des semences et des savoir-faire avec d’autres paysans, des aliments à la fin du marché avec des collègues, ou en proposant des ateliers de boulangerie à ceux qui venaient m’aider aux récoltes, expose ce cultivateur de plus de 300 variétés de céréales anciennes. Je voulais encourager les gens à faire de même. Au départ, il y a eu un bel engouement!» Toutefois, il a finalement décidé de s’éloigner de ce système, pour revenir vers plus de spontanéité et de liberté. «Je me suis rendu compte qu’utiliser une monnaie locale revenait à donner une valeur stricte à un bien ou un service. Cela ne remettait pas en cause les fondements du commerce marchand capitaliste, remarque-t-il. Pour moi, échange est synonyme de partage, ce qui est la nature même de l’humain. L’entraide est un acte de résistance, qui participe à construire une société plus juste pour demain.»

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Pierre-Yves Massot

Questions à Éric Sabourin, anthropologue français, spécialiste de l’entraide agricole

Ce phénomène a-t-il toujours existé dans nos sociétés?

Oui, pour autant que l’on se réfère à la littérature de l’Antiquité et aux travaux des historiens. On ne parle pas ici d’échanges marchands, mais de solidarité sociale et économique entre pairs, qui engendre une relation symétrique et privilégiée, productrice de valeurs éthiques. Il peut s’agir d’aide mutuelle pour des travaux agricoles, de gestion partagée de terres, de ressources naturelles, d’équipements ou de savoir-faire.

Quelles sont les fonctions principales de cette entraide?

Créer et reproduire le lien social en satisfaisant les besoins primaires d’un groupe, comme l’alimentation. Ainsi, ce qui est échangé n’est pas mesuré par un équivalent monétaire. La proximité et les rapports humains priment. L’entraide échappe donc au cadre utilitariste.

Pourquoi ces pratiques sont-elles moins courantes aujourd’hui?

Elles souffrent de l’extension du capitalisme et de la transformation des familles en mini-entreprises concurrentes. En Europe, quelques traces subsistent, grâce aux CUMA (Coopératives d’utilisation de matériel agricole). En Afrique et au Brésil, les sociétés paysannes sont moins déstructurées, mais restent menacées par la monétarisation des besoins et relations.

+ d’infos “L’entraide rurale, entre échange et réciprocité”, Eric Sabourin

Marché paysan solidaire

Fondée en 1997 et regroupant plus de 80 membres, l’association romande Marché Paysan a elle aussi été créée dans un but d’entraide: favoriser les échanges parmi les producteurs qui pratiquent la vente directe. «Grâce à ce réseau, je propose du nectar de fruits d’un producteur valaisan dans mon magasin à la ferme. En contrepartie, il revend mon huile de colza. Cela permet d’élargir notre clientèle, tout en renforçant les liens dans le monde agricole. C’est une belle forme de solidarité», relève Laurence Epars, du domaine La Vigne, à Penthalaz (VD).