Terre
Du confinement à l’engagement, l’épidémie invite à prendre du champ

Par intérêt pour la vie agricole, envie de se rendre utile ou de donner un sens à une vie privée de ses jalons, de plus en plus de citadins proposent leurs services aux paysans. Et certains sont déjà au travail.

Du confinement à l’engagement, l’épidémie invite à prendre du champ

Avec 45 hectares de grandes cultures et de prairies, Matthieu Glauser le sait bien: pour arracher le rumex, cette plante à la puissante racine qui prend ses aises dans les champs, il ne faut pas attendre que le printemps prenne de l’avance. D’ordinaire, il doit néanmoins attendre les vacances scolaires pour trouver la main-d’œuvre nécessaire parmi les étudiants de ses connaissances ou de se lancer seul dans cette tâche ingrate. Mais cette année, l’arrachage va déjà bon train sur son domaine de Champvent (VD). Car il peut compter sur un double coup de main aussi inattendu que spontané: une jeune femme d’Yverdon-les-Bains (VD) et un horloger de Sainte-Croix (VD) se sont proposés pour l’aider.

«J’étais inscrite à plusieurs stages professionnels en vue de mes études de gestion des milieux naturels à la Haute École du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève, raconte Maude Ehrbar. Tout est tombé à l’eau à cause du coronavirus. Comme je milite au sein du collectif Agriculture du Futur et qu’il me tenait à cœur de me familiariser avec la réalité de la vie agricole, j’ai appelé Matthieu que je côtoie à la fanfare Baulmes-Champvent. Il m’a juste dit: viens!»

L’occasion d’apporter son aide

Revenu en janvier dans le canton de Vaud après plusieurs années en Suisse alémanique, Thomas Baumgartner, lui, après un début d’année prometteur à réparer montres et pendules, s’est retrouvé quant à lui presque privé de clientèle à cause de la fermeture des commerces; s’il continue à exercer son métier (ndlr: à bon entendeur!) ce quinquagénaire avoue une «grande sympathie pour la nature» et privilégie au quotidien les marchés paysans. «C’était l’occasion de rencontrer et d’aider un agriculteur, à condition qu’il soit labellisé bio. J’ai cherché sur internet et le premier sur lequel je suis tombé, c’est Matthieu. Je l’ai appelé et il m’a immédiatement proposé un rendez-vous.» Tous deux sont convenus d’un salaire horaire de 20 francs, complété par des produits de la ferme – pâtes alimentaires, viande, etc.

En qualité de «stagiaire», Maude, elle, se contente de cette part en nature. Très appréciée en cette période, précise-t-elle en souriant. Tous les après-midis, elle enfourche son vélo pour rejoindre le domaine de Matthieu Glauser. Thomas Baumgartner, lui, fait le trajet en train, deux fois par semaine. «Au début, je pensais à trois après-midis. Mais ce ne sont pas les mêmes gestes ni les mêmes outils que dans mon métier, rit l’horloger. Le premier soir, j’étais tellement épuisé que je lui ai téléphoné pour lui demander un jour de repos!»

Des moments de partage

Pas de problème pour son nouveau patron. «Je n’ai aucun intérêt à leur mettre la pression, s’amuse l’agriculteur. Ils doivent d’abord être motivés et contents de ce qu’ils font. Après le rumex, il y aura les chardons, puis la préparation des places d’estivage pour le bétail: planter des piquets, tirer des fils de clôture… Il y a toujours du boulot!»

En dépit (ou à cause) de son caractère répétitif et ingrat, la corvée, accomplie en commun par le paysan et ses deux auxiliaires volontaires, est propice aux échanges que les trois protagonistes apprécient. «Ce sont d’abord des moments de partage, souligne Maude. J’en profite pour poser plein de question!» «Matthieu nous explique beaucoup de choses sur son travail, sur le sol et ce qui y vit, renchérit Thomas. Chacun est responsable de son effort. L’ambiance est amicale et respectueuse. Et participer à la tâche nourricière de l’agriculture, agir au lieu de se perdre dans des pensées pessimistes, retrouver le contact avec la terre et ceux qui s’y engagent, ce sont de puissantes motivations».

Un avenir à construire

Les deux ouvriers agricoles improvisés vont même plus loin: s’ils sont aujourd’hui dans l’incertitude quant à leur avenir proche, ils n’imaginent en tout cas pas perdre cette connexion avec le monde de la terre. «Revenir à 100% aux études, assise sur une chaise, c’est désormais impossible, cette expérience me le confirme, soupire Maude. J’ai décidé que je ferai mon cursus à temps partiel, en quatre ans au lieu de trois, en continuant une activité agricole ou maraîchère à côté.» «En tant qu’indépendant, je pourrais parfaitement donner un coup de main occasionnel à Matthieu, par exemple, se projette Thomas. Ce serait vraiment bien.»

De son côté, le paysan voit également dans cette collaboration inattendue les germes d’un nouveau modèle, en particulier pour l’agriculture bio, plus gourmande en main-d’œuvre. «Si on peut compter chaque printemps et chaque automne sur des gens avec lesquels on développe des relations de confiance, d’amitié, pourquoi pas, renchérit Matthieu Glauser, qui est par ailleurs président de Biovaud, cela faciliterait la reconversion partielle dans la culture de légumes, ce qui augmenterait notre degré d’autosuffisane alimentaire.» L’agriculture, elle, a à offrir «un travail flexible par nature, qui vaut sans doute un abonnement au fitness, et surtout qui a du sens, alors que dans le monde économique, celui-ci est parfois plus difficile à trouver.» Fervent défenseur du troc en général et de l’échange de compétences en particulier, il y voit une solution potentielle au problème de la rémunération: «En tant qu’agriculteur, on touche à des domaines aussi divers que le marketing, la mécanique ou l’administration; accéder à ces compétences serait indiscutablement un plus.»

Difficile, bien sûr, de prédire aujourd’hui si les bonnes volontés citadines actuelles vont perdurer au-delà du choc sociétal provoqué par le virus. Une confluence d’initiatives et de besoins agricoles telle que celle qui ont parrainé à la rencontre entre Matthieu, Thomas et Maude reste pour l’heure encore une exception générée par une situation particulière– que la situation problématique sur le front de l’embauche saisonnière pourrait toutefois multiplier d’ici le mois de mai (voir ci-dessous).

Et la société, une fois la pandémie résorbée, restera-t-elle ouverte à de nouveaux modèles de fonctionnement? La question est tout aussi valable pour l’agriculture. «J’ai peur que tout se remette en place comme avant, soupire Maude. On est peut-être dans une fenêtre de changement à ne pas rater.» Une crainte que partage Matthieu: «Des expériences comme celles-ci s’inscrivent dans une tendance forte d’interconnexion entre consommateurs urbains et producteurs ruraux, qu’illustrent par exemple les multiples projets de micro-fermes. Nous devons continuer à nous remettre en question. J’espère en tout cas que cette pandémie va nous inciter à réfléchir et à faire évoluer nos modèles et que son bilan ne se résumera pas à des pertes humaines.»

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): François Wavre/Lundi 13

Trois questions à Sandra Helfenstein, porte-parole de l’Union suisse des paysans

Les offres de service spontanées de citadins sont-elles une nouvelle tendance née avec la crise du coronavirus?
Sur la plateforme agrix.ch que nous avons mise sur pied pour prévenir tout problème de main-d’œuvre disponible, on a compté dès les premiers jours près de 150 offres de service, avec des profils très diversifiés: céramiste, photographe, électricien, ballerine, juriste, etc. Et cela augmente encore. Notre souci est aujourd’hui de les faire patienter, car le gros des travaux commence en mai. Globalement, si des saisonniers ne pouvaient malheureusement pas venir, il n’y aurait pas pour autant de pénurie de personnel. En revanche, les agriculteurs devraient s’adapter pour gérer des temps partiels plutôt que des plein temps.

Les travailleurs saisonniers attendus vont-ils pouvoir venir?
Il y a une certaine incertitude, mais en tout cas pas de panique. Les agriculteurs ont pris leurs dispositions et tablent sur leur venue, sauf situation personnelle particulière.

Combien sont-ils à travailler dans l’agriculture suisse?
Environ 30 000 chaque année. Ils viennent essentiellement de Pologne, de Roumanie, d’Espagne et du Portugal, pour une durée généralement inférieure à 90 jours. Ce sont surtout les cultures spéciales comme les légumes, les fruits et la vigne qui recourent à leurs services.