Décryptage
Drones: après la démocratisation, l’heure de la professionnalisation

Alors que l’on commence à cerner l’utilité concrète des drones dans certains types de productions agricoles, l’ampleur des compétences exigées des pilotes pourrait faire de cette activité un métier à part entière.

Drones: après la démocratisation, l’heure de la professionnalisation
Il y a encore dix ans, l’usage de drones en milieu agricole relevait de l’expérimentation. Aujourd’hui, ses domaines d’utilisation se précisent. D’un engin de science-fiction à un outil indissociable de la tendance actuelle de l’agriculture de précision, son histoire s’écrit à la vitesse grand V. Au point que le cadre a de la peine à suivre le rythme de la technologie: formation des pilotes, modèles entrepreneuriaux et encadrement légal se développent à la hâte.

«Le drone présente de nombreux avantages, et permet de réaliser certains travaux plus rapidement, plus efficacement et avec un impact moindre sur le terrain qu’avec des méthodes traditionnelles, relève David Aebi, agriculteur à Hellsau (BE) et fondateur d’Agrarpiloten. Si la technologie est encore jeune, le monde paysan est très demandeur de ces services. D’ailleurs, c’est parce que je ne trouvais pas d’entreprise à laquelle faire appel que j’ai décidé de créer la mienne en 2016.» Quatre ans plus tard, Agrarpiloten compte 26 pilotes qui travaillent sur appel dans tout le pays pour survoler champs de maïs, vignes, forêts et alpages escarpés en larguant des auxiliaires ou des semences, en épandant des produits phytosanitaires ou encore en filmant le relief.

 

Rentabilité en question
Alors, le drone va-t-il devenir un outil agricole comme un autre? Passé l’enthousiasme face à un outil inédit se pose une question centrale: celle de la rentabilité. «Le modèle d’affaires de cette activité est particulièrement difficile à établir, souligne Michael Feitknecht, directeur du secteur Production végétale de fenaco, entreprise leader dans la recherche sur cette technologie en Suisse. Sa rentabilité varie énormément d’une application à l’autre, en particulier dans notre pays fait de petits domaines très divers.» Pour le spécialiste, l’utilité du drone doit être soigneusement étudiée dans une équation qui prend en compte les besoins réels du secteur agricole, les surfaces concernées et la manière de combiner les diverses technologies existantes: «Prenez l’exemple de l’épandage viticole, dit-il. Le drone a certes des avantages, mais il n’est jamais aussi rentable que lorsqu’il est utilisé en combinaison avec l’hélicoptère. Quant à la cartographie, si c’est assurément une indication précieuse pour un exploitant, on peine à chiffrer sa valeur exacte.»

Le cadre se durcit
En parallèle, la multiplication de ces engins hors de tout contrôle – en l’état, il est impossible de savoir combien de drones sont en circulation dans le pays – contraint les autorités à préciser les règles de leur utilisation. «Les conditions-cadres évoluent, confirme Michael Feitknecht. La législation européenne devient plus stricte, et la Suisse suit le mouvement. Formation des pilotes, annonce obligatoire des vols, tout un processus de contrôle est en train de se mettre en place. Pour un agriculteur, il ne s’agit plus simplement d’acheter un drone et de le faire décoller.»

Cette tendance n’étonne pas les connaisseurs. Elle est même accueillie comme une évidence, puisque le pilotage d’un drone à vocation agricole demande de sérieuses compétences: «Il faut être en règle et maîtriser le côté technique d’engins toujours plus complexes, constate Michael Feitknecht. Sans oublier un investissement conséquent: pour être efficace en tout temps, vous devez avoir un drone de remplacement en cas de panne, des pièces de rechange.» Si la professionnalisation s’impose, c’est parce qu’une fois mandaté pour s’acquitter d’un travail agricole au moyen d’un drone, il convient d’assurer une fiabilité à 100%: «Vous avez une grosse pression sur les épaules. Si vous manquez un traitement, c’est toute la récolte qui est mise en péril. Cela demande une solide expérience pour garantir le service que l’on attend de vous.»

Qui sont les pilotes?
Sur le marché suisse du drone de travail, l’entreprise de David Aebi fait figure d’exception en proposant un service exclusivement agricole: la plupart de ses concurrents sont des spécialistes de l’imagerie aérienne qui ont ajouté une corde à leur arc en pressentant une nouvelle source de revenus. Ce sont eux, aussi, qui trustent un marché des formations au pilotage en plein essor (voir l’encadré ci-contre). Même constat du côté des pilotes eux-mêmes: si on imagine volontiers que cette activité constituerait une diversification intéressante pour des paysans disposés à proposer une prestation à des collègues, c’est loin d’être courant: la grande majorité des pilotes confirmés ou en cours de formation ne sont pas issus du monde agricole. «Cela demande un important investissement en temps et en argent pour une utilisation très saisonnière, généralement de mai à juillet, reconnaît Fabian Jobin, patron d’Upperview Production. Pour un agriculteur, c’est plus rationnel de faire appel à un professionnel lorsqu’il a un besoin précis.» C’est précisément le modèle mis sur pied par fenaco, qui repose sur un réseau de pilotes indépendants répartis par région, formés à différents types de mission, équipés de drones privés ou appartenant à l’entreprise et travaillant sur mandat.

Un pilote professionnel ou semi-professionnel, coutumier des missions de thermographie ou d’imagerie pour les milieux de la construction et de l’industrie, qui se forme aux subtilités des usages agricoles: voilà actuellement le profil le plus fréquent sur le terrain. «Ces activités se complètent parfaitement, estime Fabian Jobin. On pourrait tout à fait être en train d’assister à la naissance d’un nouveau métier.» Pour Michael Feitknecht, c’est aussi dans cette direction que l’on se dirige: «J’imagine bien des techniciens agricoles qui se rendent sur les exploitations pour conseiller les paysans, et pour lesquels le drone est un outil de diagnostic ou de traitement parmi d’autres.»

Pour David Aebi, en revanche, la frontière ne devrait pas être si marquée entre agriculteurs et pilotes: «Environ la moitié de nos pilotes sont issus du monde agricole. Et c’est indispensable: si vous êtes paysan, vous savez exactement ce qu’attend votre client. Vous parlez la même langue, vous connaissez ses questionnements quotidiens et ses priorités.» Qu’il ouvre la porte à un nouveau métier ou à une diversification pour agriculteurs technophiles, le drone a prouvé qu’il avait une place à prendre dans le paysage agricole suisse. Reste à voir qui saisira sa chance.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Fenaco

Appareils à tout faire

Depuis leur arrivée sur le marché, les drones ont été testés dans une multitudes d’applications agricoles. Voici celles qui semblent parties pour durer:

  • Imagerie thermique ou par spectre lumineux, pour connaître en temps réel la condition des plantes et suivre leur développement.
  • Épandage de traitements phytosanitaires, en particulier sur la vigne, permettant de limiter les nuisances sonores et la dispersion.
  • Largage d’auxiliaires, comme des œufs de trichogramme pour lutter contre la pyrale du maïs.
  • Sauvetage de faons en période de fauche.
  • Projection de fongicide dans des zones difficiles d’accès ou pour préserver les sols en saison humide.
  • Sursemis sur des alpages escarpés.
  • Projection d’une solution à la chaux sur le toit d’une serre pour l’ombrager en urgence.

La jungle des formations

Elles durent de quelques heures à plusieurs jours, coûtent plus ou moins cher, mais toutes les formations au pilotage de drone ont un point commun: elles sont encore en rodage. Face à une technologie très jeune, en l’absence de cursus officiel ou de diplôme reconnu, tout est à inventer. De l’introduction à la législation, de la formation pratique à la photogrammétrie ou au sulfatage d’une parcelle viticole, l’offre s’étoffe en permanence. Et cela ne va pas s’arrêter de sitôt: la nouvelle législation devrait forcer des milliers de pilotes amateurs à suivre une formation pour continuer à faire décoller leurs appareils.