Décrytage
Des levures non fermentaires qui permettent de se passer de sulfites

Protéger les moûts des bactéries indésirables avec des levures «non-saccharomyces» plutôt que du dioxyde de soufre: la méthode se fait une place en cave. Le Domaine des Faverges, à Saint-Saphorin (VD), en est un des pionniers.

Des levures non fermentaires qui permettent de se passer de sulfites

Des levures inoffensives pour ensemencer le moût avant le pressage – voire directement le raisin encore en caisse – et ainsi «occuper le terrain» au détriment des microorganismes susceptibles de dégrader la qualité du futur vin: venue d’Alsace, la méthode fait de plus en plus d’adeptes depuis deux ou trois ans, y compris dans les laboratoires et caves suisses. Lors des dernières Journées d’information vitivinicole organisées par Vitiplus à Lausanne en janvier, l’œnologue et chercheuse à l’Université de Bourgogne Raphaëlle Tourdot-Maréchal a ainsi présenté les résultats d’une étude comparative sur le profil des vins bioprotégés par rapport aux vins traditionnellement stabilisés par l’ajout de sulfites (voir l’encadré).

Le SO2, traitement de choc
On trouve aujourd’hui sur le marché suisse plusieurs préparations de bioprotection à base de levures non-saccharomyces. Toutes ont été développées à partir des travaux de l’œnologue alsacien Arnaud Immele, dans le but explicite de se passer du SO2 (dioxyde de soufre) lors de la vinification. Pas tant en vertu de son potentiel allergène que pour éviter de recourir à un traitement de choc tuant certes les bactéries nuisibles, mais tout autant les levures les plus inoffensives qui contribuent à la fermentation tout en donnant son caractère au vin. Si les formules sont disponibles aussi bien pour les rouges que pour les blancs, c’est évidemment pour ces derniers qu’elles font le plus recette.
Aux Faverges, Gérald Vallélian s’y est très tôt intéressé. Alors engagé dans la reconversion au bio de ce domaine appartenant au canton de Fribourg, l’œnologue a découvert la bioprotection au gré de ses lectures destinées à documenter cette évolution. Il l’a testée avant même sa commercialisation en Suisse. «La bioprotection offre une opportunité de remplacer efficacement une lutte chimique par une lutte biologique, commente-t-il. C’est intéressant pour moi qui dois concilier mon engagement bio avec le respect d’une certaine ligne (ndlr: les vins du domaine constituent la réserve officielle de l’État fribourgeois) et ne peux me permettre de vinifier sans filet.» Le développement des bactéries, rappelle-t-il, commence dès la coupe des baies. «Le raisin est dès lors sans protection. L’ajout de SO2 au moût pallie cette lacune, mais favorise l’extraction d’arômes végétaux indésirables.»Se passer de sulfite à la vendange permet aussi de diminuer la dose à ajouter au vin au moment de la mise, souligne-t-il, et surtout de revenir à un profil aromatique fidèle au fruit et au terroir. «On est plus sensible à cette notion lorsqu’on a travaillé sur des levures indigènes…»
C’est d’ailleurs là que la réflexion sur le sulfitage rejoint celle concernant le levurage. Car dans la pratique, celui-ci suit nécessairement celui-là. Et le recours à des levures présélectionnées, après avoir assommé la quasi-totalité des indigènes, conduit à une normalisation des arômes qui gêne Gérald Vallélian: «Au nez, je trouve que beaucoup de nos chasselas sentent la levure combinée au soufre», lâche-t-il, un peu embarrassé de se montrer si critique. Un défaut auquel échappent les vins issus de moûts bioprotégés: «J’ai beaucoup moins de problèmes de profil, de déviances, de réduction… Mais, bien sûr, la vinification est un peu plus complexe à gérer quant aux températures et aux délais.»

Pas révolutionnaire
Plutôt satisfait de la méthode, il n’y voit pas pour autant une révolution: «On reste dans une œnologie liée aux laboratoires, avec des produits conçus pour être les éléments de systèmes», pointe-t-il. Pas plus qu’il n’y voit «la» solution exclusive pour se passer du sulfitage (voir l’encadré ci-dessous). «Sur une vinification classique de rouge, avec mise en cuvage directe, il n’y a aucune raison de recourir au SO2.»
En fait, quand on le talonne un peu, le Gruérien avoue ne pas être absolument hostile aux sulfites… du moins pas tous: «Le SO2 utilisé de nos jours est un sous-produit de la distillation du pétrole, ce qui n’est pas glorieux! Mais autrefois, on utilisait du soufre volcanique ou de mine, beaucoup moins impactant sur le plan organoleptique. Avec quelques vignerons, on envisage de s’équiper pour produire du sulfite à partir de ce genre de minerai.» Une évolution à suivre, donc, à ce que Gérald Vallélian qualifie de «gros problème», qu’il résume avec un bon sens de la formule: «On en met depuis deux mille ans, on le limite depuis vingt, et ça fait deux ans qu’on en parle tout le temps.»

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Mathieu Rod

Deux levures principales

De nombreux fabricants de matériel œnologique proposent leurs propres préparations de bioprotection. En recourant surtout à deux variétés, Metschnikowia pulcherrima et Torulaspora delbrueckii. Cette dernière constitue l’essentiel de «Primaflora bio», la préparation qui a fait l’objet d’une étude de l’Université de Bourgogne (et a également participé à son développement). Torulaspora s’attaque aux redoutées Brettanomyces et Pichia, développant une activité enzymatique et produisant une «toxine tueuse». Tout ça sans effet ni sur la couleur ni sur les arômes, selon l’étude, qui admet une «petite capacité fermentaire» limitée à 4° d’alcool.

Bio, mais pas bioprotecteur

Si la bioprotection n’est pas l’apanage des seuls œnologues bios, à l’inverse, ceux-ci ne sont pas tous des adeptes du procédé. Au domaine de Marcelin, à Morges (VD), Philippe Meyer le connaît bien, pour avoir travaillé en tant qu’œnologue-conseil avec des clients y recourant, mais lui-même ne s’en sert pas. «Soit on levure rapidement, soit on refroidit les moûts, résume-t-il. La bioprotection est intéressante lorsqu’on vendange à la machine et que le transport prend du temps, ce qui n’est pas le cas chez nous. En outre, il faut levurer derrière, et on travaille avec des souches indigènes.» L’ancien œnologue cantonal préfère donc veiller à la parfaite intégrité sanitaire de la vendange et à maintenir des conditions de température et d’hygiène  draconiennes, avant de presser le plus vite possible. Même option chez Blaise Duboux, à Épesses (VD). «Ajouter des produits exogènes au raisin, même bios, n’est pas dans ma démarche. Je n’y suis pas opposé par principe, mais préfère m’en passer si je peux. Pour augmenter l’effet antiseptique des tannins, j’ajoute à la vendange des pépins récupérés et rincés.» Et pour limiter l’apport de SO2, l’œnologue préfère «oxyder ce qui peut l’être dans le moût, le clarifier et se débarrasser des bourbes» avant d’ajouter, aussi tard que possible, une dose limitée de sulfites.