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Des éleveurs romands lèvent le voile sur leur travail pour faire front à l’initiative

Alors que la campagne s’intensifie, nous sommes partis à la rencontre d’engraisseurs de bovins, porcs et volailles afin qu’ils racontent leur activité et les possibles conséquences du vote sur leur quotidien.

Des éleveurs romands lèvent le voile sur leur travail pour faire front à l’initiative

Ces dernières semaines, des banderoles rouges «Non à l’initiative inutile sur l’élevage» décorées de smiley jaunes à l’air perplexe ont fleuri dans les champs, à la suite du lancement de la campagne romande des opposants. Les divers sondages montrent, eux aussi, un refus de plus en plus marqué au sein de la population, malgré une tendance au «oui» dans les villes. Ce clivage grandissant autour des questions agricoles et alimentaires n’est pas sans rappeler le débat houleux qui avait fait rage lors des votations sur l’usage des pesticides, l’année passée. Aujourd’hui encore, la tension est palpable. Affiches lacérées, banderoles volées et vidéo prise de nuit par effraction dans une ferme ont récemment été relayées dans les médias.

Pour mieux comprendre les enjeux et les craintes qui secouent le milieu à l’approche du scrutin du 25 septembre, nous sommes allés à la rencontre de trois éleveurs romands dans les cantons de Fribourg et Vaud. Sepp Rupper, Jean-Daniel Roulin et Jean-Daniel Staub possèdent des exploitations de taille moyenne plus ou moins représentatives du fonctionnement des filières bovine, porcine et avicole du pays. Ils ont accepté de nous ouvrir leurs portes, afin de montrer leur quotidien, l’organisation de leur entreprise et les conditions de vie – et de mort – de leur cheptel. Ils dépeignent aussi les conséquences pour leur domaine que pourraient avoir les normes réclamées par les initiants, qui rejoignent celles du cahier de charges 2018 de Bio Suisse. Des exigences relatives à la dignité de l’animal en lien avec les surfaces d’hébergement, l’alimentation, l’accès au pâturage, les méthodes d’abattage ou encore l’interdiction des importations dans un délai transitoire de vingt-cinq ans, dont les conditions d’application encore floues sèment le trouble et la colère. Tour d’horizon.

+ d’infos Retrouvez les arguments des initiants et de leurs opposants ici: www.elevage-intensif.ch; www.non-initiative-elevage-intensif.ch

«La Suisse est l’un des rares pays à avoir une limitation du nombre de volailles»

Jean-Daniel Staub, Cuarnens (VD): Sur la trentaine d’hectares du domaine des Staub, à Cuarnens (VD), champs de céréales, colza, betteraves, tournesols et fleurs côtoient deux halles d’engraissement accueillant 12000 poulets de chair. Dans la plus grande, dont la surface est de 600 mètres carrés, on compte 8000 volailles, soit environ treize par mètre carré. «Nous l’avons construite en 2015 pour répondre aux normes STT (ndlr: Systèmes de stabulation particulièrement respectueux des animaux). Il y a un jardin d’hiver, dans lequel les gallinacés peuvent aller dès leur 22e jour», raconte l’éleveur Jean-Daniel Staub en nous invitant à pénétrer dans le bâtiment, bottes aux pieds et charlotte sur la tête. Chaque oiseau qui s’y trouve est arrivé le lendemain de sa sortie de l’œuf, dans des caisses contenant environ cent poussins en provenance de couvoirs suisses. «Quand ils intègrent les lieux, la halle doit être propre et préchauffée à 34 °C pour éviter toute maladie ou infection.» L’éleveur les nourrit d’abord au sol les premiers jours, puis remplit les mangeoires de fourrage composé de céréales et de maïs, ainsi que du soja européen sans OGM. Si la luminosité et le climat de l’infrastructure sont automatisés, le Vaudois surveille au quotidien ses effectifs. «En sept ans, seulement deux traitements aux antibiotiques ont dû être prescrits, sur ordre du vétérinaire», se félicite-t-il. Un taux de mortalité de 1 à 2,5% est tout de même constaté, principalement dû à des poussins qui ne survivent pas à des infections ou à des crises cardiaques. Au bout de 35 à 36 jours, les poulets – autant mâles que femelles – atteignent un poids vif de 2,1 kilos et sont envoyés en même temps à l’abattoir, généralement celui de Micarna à Courtepin (FR), pour finir démontés sur les étals du supermarché. «On compte environ 1,5 kilo d’aliments par tête pour 1 kilo de viande.»

Si les normes Bio Suisse venaient à se généraliser, Jean-Daniel Staub craint de réduire grandement son cheptel. «Pourtant, la Suisse est l’un des rares pays à déjà avoir une limitation du nombre de volailles, actuellement de 24000 par exploitation pour ce type d’engraissement.» De plus, celles-ci devraient être détenues par groupes de 500 dans des cabanes mobiles ayant accès au pâturage. «Notre halle la plus récente sera donc inutilisable, alors que nous n’avons même pas encore amorti son coût. Sans compter que cela diminuerait considérablement la surface de terres disponibles pour l’alimentation humaine à terme.» Selon lui, ce texte de loi signe l’arrêt de mort de la production indigène de poulets d’engraissement et la hausse des importations, bien que l’initiative prévoie l’interdiction d’acheter des denrées étrangères non conformes à ces normes. «Cela n’est pas applicable, notamment en raison des accords internationaux et du tourisme d’achat. C’est une initiative antiviande qui impose son idéologie», assène-t-il, avant de conclure: «Les consommateurs ont déjà le choix d’acheter du bio. Pour le reste, il faut faire confiance aux agriculteurs qui prennent de plus en plus de mesures en faveur du bien-être animal. Il faut miser sur le compromis et le dialogue.»

«Un «oui» dans les urnes pourrait nous faire perdre environ 30% de notre revenu»

Sepp Rupper, Nuvilly (FR): Il y a près de trente ans, Sepp et Nicole Rupper ont repris l’exploitation laitière familiale, à Nuvilly, avant de se spécialiser notamment dans l’engraissement de gros bétail, en compagnie de leur fils Steve (à g.). Aujourd’hui, le domaine de 47 hectares compte entre 150 et 170 bovins – des taureaux non castrés majoritairement de race limousine – vendus dans les Migros Fribourg et Vaud sous l’appellation viande de bœuf, du label IP-Suisse. «Tous les deux mois, nous achetons trente veaux chez un commerçant alémanique. Ceux-ci sont âgés de 21 jours minimum, conformément à la loi, et pèsent entre 70 et 80 kilos», explique l’éleveur. Durant la période de sevrage, qui dure environ deux mois, ils reçoivent, entre autres, du lait en poudre, avant d’être nourris avec le même fourrage que leurs congénères. Il s’agit d’un mélange de maïs, herbe, pulpe de betterave et foin qui proviennent du domaine. Pour les protéines, céréales produites sur place, tourteau de colza suisse et soja étranger sans OGM leur sont donnés chaque jour, à raison de 8 à 19 kilos par tête.

La période d’engraissement dure de onze à treize mois – avec un accroissement journalier moyen de 1,3 kilo –, durant lesquels le cheptel est réparti dans les huit box du domaine. «On organise un tournus par lots de vingt en fonction du stade de croissance. De cette manière, les animaux s’habituent les uns aux autres et il n’y a pas de concurrence pour la nourriture», souligne-t-il. Chaque veau bénéficie d’au minimum 4,5 mètres carrés de surface, et jusqu’à 6,5 mètres carrés pour les bovins de plus de 400 kilos. Toutes les étables ont un accès permanent à l’extérieur, avec une aire recouverte de litière. Du point de vue sanitaire, deux vaccins contre les pneumonies sont administrés dès l’arrivée du bétail, ainsi qu’une piqûre de fer et de sélénium – un oligo-élément antioxydant –, et un traitement aux antibiotiques. Lorsque les animaux ont atteint le poids optimal de 530 kilos – 300 kilos poids mort –, ils sont transportés en camion dans un abattoir à Estavayer-le-Lac (FR).

Si l’initiative passe, Sepp et Steve estiment qu’ils perdront environ 30% de leur revenu. «Nous pourrions être obligés de réduire notre lot de départ de trente à vingt bêtes, pour prétendument améliorer le bien-être animal. Mais cela n’augmenterait pas la surface disponible pour chacune d’elles, car nous les répartissons déjà par lots de vingt dans les écuries. Le texte est illogique et montre que les initiants ne connaissement pas la réalité du milieu, blâment-ils. Nous mettrions la clé sous la porte.» Les interrogations autour de l’alimentation cristallisent aussi leurs inquiétudes. «Il n’est pas facile de trouver des sources de protéine locales, comment allons-nous faire? Dans tous les cas, il faudra que les consommateurs acceptent un prix largement supérieur. Et rien n’est moins sûr.»

«Je ne donne aucun médicament à mes cochons»

Jean-Daniel Roulin, Daillens (VD): À Daillens, Jean-Daniel représente la cinquième génération d’agriculteurs de la famille Roulin. En plus de s’occuper des grandes cultures du domaine et de vaches allaitantes, il engraisse des porcs dans son local de 500 mètres carrés. Trois fois par an, 250 cochons de 25 kilos arrivent de Suisse alémanique. «La dernière fois, c’était à la mi-août. J’ai vérifié qu’ils n’avaient pas de problèmes de santé, tels que des hernies, je les ai marqués à l’oreille, puis ils ont intégré la porcherie, à raison de 50 cochons par box. Chacun d’entre eux bénéficie d’une surface de 1,8 mètre carré», explique-t-il. Dans chaque espace, on retrouve un parc extérieur, conformément aux exigences du label IP-Suisse, une aire avec de la paille ainsi qu’une partie bétonnée, où un nourrisseur a été installé, directement relié au silo. À l’intérieur, un mélange de céréales avec du blé, de l’orge, du maïs, de la drêche de bière et des tourteaux de soja européen, provient d’une entreprise vaudoise. Chaque animal en consomme environ 2,5 kilos par jour à l’âge adulte, pour un accroissement moyen quotidien de 900 grammes.

«De manière générale, aucun traitement médicamenteux n’est nécessaire. Avec les progrès de la génétique, on constate de moins en moins de problèmes de santé, à part les boiteries, qui sont des lésions au niveau des onglons ou des muscles», affirme-t-il. Un taux de mortalité d’environ 1,5% est malgré tout observé, souvent en raison d’occlusions intestinales ou de crises cardiaques. Chaque matin, le Vaudois nettoie les lieux, remet de la paille et surveille le cheptel. «Il y a un coin infirmerie si l’un d’eux est mal en point ou se fait agresser par ses congénères.» Au bout de quatre mois, une fois atteint le poids vif de 120 kilos – 88 kilos poids mort –, les porcs sont envoyés aux abattoirs de Migros ou Coop, où ils sont commercialisés en rôtis, côtelettes, filets, ou transformés en saucisses et charcuterie.

Si l’initiative soutient certaines mesures sur le plan de l’hébergement, Jean-Daniel Roulin n’est pas inquiet. «Les surfaces et aménagements dont bénéficient mes cochons sont déjà supérieurs aux normes du conventionnel et du bio. Mais c’est loin d’être le cas pour tous mes collègues, principalement en Suisse allemande.» En revanche, la question de l’alimentation s’avère plus problématique. «Si un maximum de fourrage doit provenir de mon exploitation, je devrai arrêter la betterave et le colza, qui représentent plus de la moitié de mes revenus, avance-t-il. À terme, j’ai peur que toutes ces contraintes découragent les jeunes agriculteurs de se lancer, même ceux qui font bien leur travail.»