enquête
Dépendant des terroirs, l’esca profite de l’intensification de la viticulture

Si l’esca est présent dans la quasi-totalité du vignoble, certains cépages y semblent particulièrement vulnérables. Cette sensibilité variétale va néanmoins de concert avec plusieurs autres facteurs favorisants.

Dépendant des terroirs, l’esca profite de l’intensification de la viticulture

«Le gamaret, je n’en planterai plus!» jurait Laurent Bally dans ces colonnes, il y a tout juste un mois. En pleine taille hivernale, le vigneron morgien témoignait ainsi de sa lassitude à se battre contre l’esca, particulièrement virulent sur ses parcelles de ce cépage rouge. «Le gamaret est sensible à l’esca, c’est vrai, mais le contexte pédoclimatique dans lequel il est planté est un facteur tout aussi important», affirmait en substance pour sa part Olivier Viret. Un message que le responsable du Centre de compétences vitivinicoles du canton de Vaud a délivré aux professionnels de la branche, réunis à Lausanne pour leur journée annuelle d’information en janvier dernier.

Un mécanisme complexe
Pour lui, le fait que certaines vignes de gamaret plantées en Valais ou dans le Nord vaudois affichent une santé de fer malgré leurs trente ans de vie montre bien que la sensibilité variétale n’explique pas tout. «Sur ces sols profonds et drainants, la vigne est contrainte de développer ses racines pour aller chercher l’eau en profondeur, explique celui qui a longtemps dirigé le Service viticulture et œnologie d’Agroscope et étudie l’esca et les autres maladies du bois depuis des années. À l’inverse, elle reste confinée à quelques dizaines de centimètres sous la surface lorsque le sol est posé sur une dalle d’argile peu profonde, comme c’est le cas dans certaines zones de La Côte. Or, lors des à-coups climatiques qui sont de plus en plus fréquents, la demande de la canopée en eau peut grimper brusquement, entraînant une intense activité circulatoire. Si le système racinaire est insuffisant, les feuilles du haut «pompent» en vain, et des tyloses se forment dans les canaux, c’est-à-dire une sorte d’étrécissement irréversible.»
C’est là qu’interviennent les champignons responsables de l’esca. Sans qu’on en comprenne bien le processus, ceux-ci, dits «endophytes» car déjà présents dans le bois (y compris les parties saines), vont se multiplier dans les vaisseaux obstrués et provoquer tôt ou tard la mort de la plante si aucune mesure n’est prise.

L’importance de la taille
Cette aptitude à mobiliser brusquement ses ressources circulatoires, un atout qui se retourne contre la plante lorsque l’apport d’eau est suffisant, est peut-être en lien avec le fait que les vignes les plus robustes semblent les plus vulnérables à l’esca, comme le rappelle Olivier Viret. «C’est un cercle vicieux: plus une vigne est vigoureuse, plus les plaies de taille seront importantes, d’autant que le sécateur électrique ou pneumatique permet de couper ras sans effort. Autant de portes d’entrée pour les champignons, et autant d’entraves à la circulation de la plante, potentiellement dommageables», souligne le spécialiste. Cette conjonction de facteurs explique l’échec de la lutte directe. Et surtout permet de comprendre pourquoi l’esca fait des ravages dans le vignoble du prosecco en Italie, ce qu’Olivier Viret a constaté de ses yeux. «Dans les environs de Conegliano, le succès planétaire du prosecco a conduit à planter partout de la glera, son cépage originel. Déjà vigoureuse, on la booste pour qu’elle produise après deux ans déjà. Résultat: sur ces sols argileux, la moitié des plants meurent de l’esca avant d’atteindre dix ans.»
Corollaire d’une production à grande échelle, la mécanisation n’arrange rien, en promouvant des systèmes culturaux pensés pour le passage des machines et non pour suivre le port naturel de la vigne. «Le Guyot et le cordon permanent, parfaits en termes de mécanisation, sont les plus touchés par l’esca», constate Olivier Viret. Il relève que la glera est aussi cultivée, dans la même région, en bellussi, une sorte de treille haute à conduite complexe et multiple… d’où l’esca est totalement absent.
Bref, le tableau est clair: «L’esca et les autres maladies du bois sont un symptôme de l’intensification de la viticulture. Ce n’est pas un problème si on ne tient pas à garder des vignes bien soignées pendant quarante ans, mais que l’on veut produire beaucoup et vite avec des plantes poussées à fond et d’une durée de vie limitée. Sinon, il vaut la peine d’ouvrir la réflexion.» La Suisse, évidemment, échappe largement à cette logique. «Mais à l’échelle de l’exploitation, les impératifs de production prennent aussi souvent le dessus sur la réflexion agronomique», note Olivier Viret. Une réflexion qui n’a pourtant pas dit son dernier mot. Une thèse de doctorat débutant cette année à Agroscope vise à décrypter le lien entre les facteurs favorisants (voir l’encadré ci-dessus). Ce qui pourrait permettre aux instances viticoles de recommander des terroirs pour le gamaret, ou au contraire d’attirer l’attention sur un risque objectif en présence d’autres facteurs. «On ne va en tout cas pas dire aux gens ce qu’ils doivent planter, ni où», conclut Olivier Viret.

+ d’infos «Maladies du bois de la vigne: état des lieux et axes de recherche d’Agroscope», Revue suisse Viticulture, Arboriculture, Horticulture, Vol. 49 (2): 88-96, 2017

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): olivier évard

Bon à savoir

En recrudescence depuis les années 1990, l’esca était pourtant déjà connu dans l’Antiquité. En Suisse, la maladie est suivie depuis 2001 et présente partout, parfois sur 100% des parcelles surveillées. Une thèse de doctorat à Agroscope vise à comparer précisément la charge en champignons de souches de gamaret identiques, plantées en 2003 dans 23 parcelles réparties sur les différentes zones viticoles vaudoises. Les flux hydriques et la vigueur seront aussi analysés, de même que l’occurrence des maladies du bois. Le tout sera examiné à la lueur de la carte des terroirs viticoles établie il y a quelques années, pour tenter de décrypter le lien entre ces différents éléments.

questions à...

David Marchand, conseiller viticole chez Proconseil

À part le gamaret, quels sont les cépages les plus sensibles à l’esca?
Je dirais le garanoir, le gewurztraminer, le sauvignon blanc, certains clones de gamay. On manque encore de recul sur les descendants du gamaret (divico et divona et la gamme des gamarello, nerolo, cabernello, etc.). Il y a d’ailleurs une certaine méfiance de la profession à ce sujet.

Que pensent les pros des techniques de taille respectueuse et des systèmes de conduite conformes au port naturel de la vigne?
Nous avons formé plus de 200 vignerons à la taille respectueuse depuis 2011. Ils sont très intéressés à pouvoir limiter le bois mort dans le cep, mais l’abandon de la taille rase sans chicot, d’ailleurs toujours bien notée par la Confrérie des vignerons, est plus difficile à faire comprendre.

Qu’attendent les vignerons de la recherche?
Lors de la journée d’information vitivinicole, certains ont été surpris qu’aucune présentation n’évoque les techniques préventives comme le recépage, le regreffage ou le curetage, qui s’avèrent très efficaces. Il serait intéressant de mieux comprendre les mécanismes de survie du cep lorsqu’on en retire l’amadou et le fonctionnement des champignons responsables.