Reportage
Pour préserver les poissons, les cantons font la chasse aux cormorans

Rivaux des pêcheurs, les cormorans sont dans le viseur des gardes-faune de Neuchâtel, Fribourg et Vaud depuis un mois. Mais abattre ces oiseaux au fort appétit, depuis un bateau, n’est pas une mince affaire. Reportage.

Pour préserver les poissons, les cantons font la chasse aux cormorans

Leur corps fuselé les transforme en redoutables pêcheurs. Il fait également des cormorans des cibles particulièrement difficiles à atteindre, surtout depuis un bateau lancé à vive allure. Ce matin-là, deux gardes-faune vaudois sont partis d’Estavayer-le-Lac (FR), mandatés par l’État pour une mission particulière: tirer des cormorans, afin de diminuer la pression qu’ils exerceraient sur les effectifs de poissons du lac de Neuchâtel. «Pour espérer atteindre sa cible, il faut qu’il n’y ait pas de vent ni de plaisancier, précise le garde-faune Pierre Henrioux. On utilise de la munition pouvant parcourir 400 mètres. Sur le lac, il n’y a pas d’obstacle, c’est dangereux.» Ils ont déjà tenté le coup à trois reprises, rentrant à chaque fois bredouilles.

Rodéo aquatique
L’exercice étant inédit, la tension est palpable sur l’embarcation. Solidement arnaché à la proue du bateau avec un baudrier, jumelles à la main, le garde-faune parcourt le lac, longeant la rive à la recherche de cormorans. Au gouvernail, Patrick Porchet est prêt à «foncer dans le tas» une fois les volatiles repérés. Après une heure de traque, les silhouettes d’un millier d’oiseaux se découpent à l’horizon au large de Cheyres (FR). L’équipage fend l’eau à près de 70 km/h en leur direction, mais se fait rapidement distancer par les oiseaux, qui prennent leur envol en direction d’Yverdon en formations dispersées. Aucun tir sur ce coup! «Ils sont rapides, commente Pierre Henrioux. Si on veut avoir une chance de les attraper, il faut qu’on les surprenne après qu’ils ont mangé.»
Une fois rassasiés, les cormorans sont en effet lestés, leur technique de pêche consistant à emmagasiner l’eau dans leurs plumes pour plonger profondément. Leur présence, à laquelle s’ajoutent des conditions de reproduction peu favorables et la pauvreté du lac en nutriments, fait que les poissons se font de plus en plus rares. «Le lac de Neuchâtel héberge environ 50% des cormorans nicheurs du pays», confirme Sophie Jaquier de la Station ornithologique suisse, soulignant toutefois que les statistiques de pêche montrent que le rendement piscicole avait déjà fortement baissé dans les années 1990, alors que le cormoran ne s’était pas encore établi ici. La situation a depuis empiré. En 2017, la pêche dans ce lac se montait à 233 tonnes, contre 338 en 2016. Cette année s’annonce catastrophique, les pêcheurs ayant révélé, en juillet dernier, n’avoir ramené que 32 tonnes de poisson. Les prises de palées et de bondelles, notamment, ont chuté de 65% entre 2016 et 2018, entraînant de fortes pertes pour les 30 pêcheurs professionnels, certains ne parvenant plus à vivre de leur métier.

Les tirs vont se poursuivre
Engloutissant quotidiennement entre 300 et 500 grammes de poisson, les cormorans sont devenus des rivaux. Les cantons ont donc réagi en autorisant leur tir sur les lacs en plus des rivières. Une mesure qui devrait aussi apporter des réponses sur le comportant de cet animal. «Nous étudierons le contenu stomacal des cormorans tirés,
explique Elias Pesenti, biologiste à l’État de Fribourg. Cela nous permettra de déterminer s’ils mangent du poisson frais ou le déchet que les pêcheurs professionnels remettent à l’eau.»
Depuis le 1er septembre – date de la fin de la période de protection de ces oiseaux –, quatre cormorans ont été abattus par les gardes fribourgeois, deux par leurs homologues neuchâtelois et deux par les vaudois, qui y sont parvenus lors de leur quatrième sortie, le jour de notre reportage, après plus de trois heures d’effort. «Pour avoir une chance d’en toucher un, il faut s’en approcher à moins de 40 mètres», note Pierre Henrioux. Finalement, les professionnels ont réussi leur mission au large de Chabrey (VD) après avoir effectué huit tirs. Et il faudra vingt cartouches supplémentaires pour abréger les souffrances des oiseaux tombés dans l’eau.
D’autres méthodes ont été avancées, comme l’élimination des œufs sur la rive par exemple, mais le Conseil fédéral ne veut pas entrer en matière. Il préfère attendre de recevoir des données précises des cantons sur les dégâts causés par ces oiseaux avant d’agir. Les tirs continueront donc jusqu’en février. «Nous espérons prélever deux individus par semaine, souligne Elias Pesenti. Cela représente une quarantaine de cormorans en tout.» Les autres cantons n’avancent pas de quota mais le ton pourrait se durcir en 2020: le projet de concordat, actuellement en révision, prévoit de créer un permis de chasse spécial pour les pêcheurs professionnels, leur permettant de protéger leurs filets avec un fusil.

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Thierry Porchet

En chiffres

  • 117 pêcheurs professionnels actifs en Suisse romande en 2019, dont 30 sur le lac de Neuchâtel.
  • 4828 cormorans ont niché en Suisse dans 15 colonies en 2018.
  • Environ 1200 couples vivent autour du lac de Neuchâtel, dans trois colonies.
  • Le premier spécimen a été vu en Suisse en 1910. L’oiseau y niche depuis 2001.
  • 1485 cormorans ont été tirés en moyenne par an, notamment dans les rivières, entre 2010 et 2017, selon les statistiques fédérales de la chasse.
    + D’infos www.asrpp.ch; www.grande-caricaie.ch

Questions à...

Éric Delley, président de la corporation des pêcheurs professionnels du lac de Neuchâtel
Quelle est la situation cette année sur le lac de Neuchâtel?
Elle est catastrophique: à la fin juin, on n’a ramené que 34 tonnes de poisson. Ça a empiré les mois suivants, qui sont censés être les meilleurs, ceux qui nous feront tenir l’hiver. On n’arrivera peut-être pas à 80 tonnes cette année. C’est du jamais vu, et je pêche depuis 42 ans.
Quel rôle joue le cormoran selon vous?
Les pêcheurs suivent des règles strictes pour assurer la survie des populations, de bondelles et de palées notamment. Le cormoran au contraire prélève beaucoup de jeunes, surtout au printemps lorsqu’ils remontent à la surface pour se nourrir, les empêchant de se reproduire. Les tirs ont le mérite de les effaroucher, mais ça ne régulera pas cette espèce, ultra protégée au détriment d’autres.
Pensez-vous que les pêcheurs vont vouloir tirer ces oiseaux?
S’ils le font, ce ne sera qu’à l’automne prochain! D’ici là, des espèces emblématiques auront peut-être disparu. On n’est pas tireurs, ou alors de la sonnette d’alarme. Ce qu’on prédisait il y a dix ans se produit. Nous préconisons le prélèvement d’œufs pour agir à la base du problème.