Ukraine
Tobias Eisenring: «De nombreux agriculteurs prennent les armes pour défendre leurs terres»

Chef de projet au FiBL, qui participe depuis 2005 au développement de la production biologique en Ukraine, Tobias Eisenring connaît très bien le secteur agricole du pays. Il raconte la situation des paysans sur place.

Tobias Eisenring: «De nombreux agriculteurs prennent les armes pour défendre leurs terres»

Loin des villes stratégiques de Kiev, Marioupol ou Odessa, la campagne ukrainienne n’est pas épargnée par le conflit qui sévit depuis cinq semaines à l’est de l’Europe. Avec ses 42 millions d’hectares de surface agricole, le pays est considéré comme le principal grenier du Vieux Continent et représente l’une des plus importantes puissances céréalières au monde. Une production qui génère près du tiers du PIB national. Parmi ces chiffres titanesques, la culture bio est encore anecdotique, avec 1% seulement des terres cultivées. Un développement auquel participe depuis 2005 l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL). Chef de projet, Tobias Eisenring a effectué une centaine de séjours en Ukraine.

Vous êtes en lien avec de nombreux agriculteurs ukrainiens. Comment vont-ils? 

➤ Leur situation varie beaucoup selon les endroits. Certains d’entre eux assurent s’en sortir, bien qu’ils doivent faire face à des pénuries d’intrants et de semences. Cela devient aussi compliqué de s’approvisionner en diesel, car le carburant est réquisitionné par l’armée ukrainienne. On parle beaucoup de la situation des villes stratégiques, mais plusieurs zones rurales sont également touchées. De nombreux paysans ont donc troqué leurs fourches contre des fusils pour constituer des milices privées et défendre leurs fermes et leurs villages.

Le gouvernement a exempté les paysans de mobilisation dans l’armée pour qu’ils assurent les semis. Où en sont-ils?

➤ Ils ont lieu, mais dans des conditions très compliquées. Le Parlement ukrainien estimait récemment que les semis 2022 étaient les plus difficiles de l’histoire de l’indépendance du pays. Il évoque comme principaux problèmes le manque d’engrais, le blocage de la logistique et les ruptures d’approvisionnement en machines et équipements agricoles. L’insuffisance de carburant, en particulier de diesel, est l’un des plus gros problèmes, car les 70% environ provenaient de Russie et de Biélorussie.

Qu’en est-il des cultures bios?

➤ L’Ukraine compte parmi les quatre pays exportateurs les plus importants pour l’Union européenne. En 2020, elle a exporté plus de 217000 tonnes de produits certifiés bios. Un grand nombre de fermes labellisées sont situées dans les régions de Kherson, Zaporizhzhia, Odessa et Dniepr, qui sont partiellement occupées et où les hostilités se poursuivent. Selon des estimations du secteur, il y a environ 15% des terres agricoles bios, soit 62000 hectares, sur lesquelles il est impossible de mener une campagne de semis cette année. D’après une enquête menée la semaine passée, plus de 30% des domaines bios ont déclaré avoir suspendu partiellement leurs activités.

Quelles sont à ce jour les perspectives de récoltes pour l’année 2022?

➤ Il est pour l’heure très difficile d’établir des pronostics. Mais en considérant les zones agricoles les plus productives d’Ukraine et des scénarios possibles de propagation territoriale du conflit, la FAO (ndlr: l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) estime que 20% des superficies plantées en hiver ne seront pas récoltées en raison d’une destruction directe ou d’un accès limité aux cultures. Et les rendements dans d’autres régions devraient baisser de 10% à cause d’une application tardive ou manquée d’engrais, d’une incapacité à contrôler d’éventuels ravageurs et maladies, d’une récolte retardée ou du manque d’infrastructures de stockage.

À côté de la production, qu’en est-il de la logistique?

➤ En plus du blocus de zones de transit stratégiques comme Odessa, le plus grand port d’Ukraine, les agriculteurs rencontrent des difficultés à faire circuler leurs marchandises à l’intérieur du pays. Beaucoup d’exploitations laitières, par exemple, sont installées dans les environs des grandes villes. L’arrêt des installations de transformation, la destruction des infrastructures et la fermeture des magasins posent d’importants problèmes, car si les vaches continuent de donner du lait, même en temps de guerre, les producteurs ne savent plus où le livrer. Ils en distribuent une partie à la population locale, mais, sans solution de stockage, ils se retrouvent contraints de l’utiliser pour nourrir les animaux et de jeter les excédents. Le FiBL a d’ailleurs reçu plusieurs demandes de fermes afin de les aider à obtenir des machines de pasteurisation et ne pas perdre cette matière première.

On connaît surtout l’Ukraine pour sa production céréalière. Quels autres marchés occupe-t-elle?

➤ Elle cultive énormément de maïs et d’oléagineux, notamment du tournesol et du colza, mais également d’importantes quantités de fruits destinés à l’exportation pour des préparations industrielles. Enfin, le pays figure dans le top 5 des plus gros producteurs de miel au monde.

La guerre pourrait-elle compromettre la filière bio?

➤ La situation sera extrêmement difficile pour le pays, mais à moyen et long termes, je crois au contraire que le bio aura une occasion à saisir, car l’Ukraine se démarque de l’agriculture russe dans cette filière. Bien que très anecdotique, elle a toujours été tournée vers l’Ouest, un attachement que vient encore renforcer le conflit qui sévit actuellement.

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): FiBL

Bio Express

Engagé en 2006 à l’Institut de recherche de l’agriculture biologique (FiBL), le Bâlois de 48 ans est titulaire d’un CFC d’agriculteur et d’un diplôme d’ingénieur agronome.