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De la traite à la retraite, un passage souvent délicat pour les agriculteurs

Libératrice pour certains, vertigineuse pour d’autres, la fin de carrière professionnelle est un moment marquant pour bon nombre de paysans. Quelques-uns d’entre eux ont accepté de partager leur expérience.

De la traite à la retraite, un passage souvent délicat pour les agriculteurs

À quoi ressemble la vie après l’agriculture? Comment occupe-t-on son quotidien après une existence rythmée par les saisons et le bétail? Si l’aspect financier ou l’épineuse question de la transmission sont régulièrement abordés, la dimension humaine, voire émotionnelle de la retraite, l’est beaucoup moins. Elle concerne pourtant chaque paysan et paysanne quand sonne l’heure de ranger les bottes. Ancien agriculteur et pasteur-aumônier bien connu des campagnes, Pierre-André Schütz fut durant quatre ans l’oreille attentive de ses confrères en difficulté; il a épaulé une vingtaine d’entre eux dans cette étape: «La retraite est un cap pour la plupart des gens, quelle que soit leur profession. Mais l’agriculture peut être très difficile à lâcher, car c’est un métier d’immersion, qui demande énormément de cœur et d’implication. C’est aussi une activité extrêmement concrète. Quand tout s’arrête, on se sent soudain inutile. Ce sentiment était très présent parmi ceux que j’ai accompagnés dans leur fin de carrière.»

 

La sensation d’un grand vide

Une étape que Jean-François Jotterand traverse actuellement. À 70 ans, cet agriculteur de Bière (VD), à l’AVS depuis cinq ans, a continué à œuvrer activement sur l’exploitation familiale, dédiée à la production laitière et aux grandes cultures, avant de restreindre ses activités l’automne dernier à la suite de l’association de ses deux fils avec un collègue de la région. Une retraite que le septuagénaire vit comme un vide immense, même si son épouse et lui continuent de prendre soin des petits veaux. «J’avais 23 ans quand ma femme et moi avons repris le domaine, après le décès de mon père. Ensemble, nous avons œuvré pendant près d’un demi-siècle pour développer l’exploitation et laisser à nos enfants un outil de travail le plus pérenne possible. Être tout à coup inactif est une épreuve que j’avais sous-estimée. J’ai besoin de temps pour retrouver ma place et me faire à cette nouvelle vie», concède Jean-François Jotterand.

Il dit aussi que sa profession lui a laissé peu d’espace pour nourrir d’autres passions. «D’abord parce que c’est un métier prenant, mais surtout parce qu’il me comblait pleinement. Je me sens privilégié de l’avoir exercé et de m’être si bien entendu avec mes collègues du village.» Un point de vue que partage son épouse, même si celle-ci se réjouit de pouvoir lever le pied. «Je trouve par exemple agréable qu’on puisse désormais s’absenter quelques jours sans avoir à se soucier de la ferme», esquisse Rose-Marie Jotterand.

 

Un poids en moins

Parmi les familles qu’il a accompagnées, Pierre-André Schütz a constaté que les femmes abordaient la retraite avec davantage de sérénité que les hommes. «Peut-être parce que le changement est moins radical. La plupart continuent à faire à manger pour tout le monde, à assurer l’entretien de la maison ou du jardin. Certaines ont travaillé à l’extérieur et ont créé plus de liens hors de l’exploitation», analyse-t-il.

Pour d’autres, ce passage peut être franchi avec une forme de soulagement. C’est le cas de Gilbert Torche. Même s’il aimait énormément sa profession, ce Neuchâtelois de 68 ans ne ressent aucune nostalgie de l’avoir quittée en 2019. «J’ai travaillé toute ma vie dans des locaux anciens, mes bêtes étaient attachées, je manipulais la fourche tous les jours. Divorcé depuis une dizaine d’années, j’avais aussi à gérer l’administratif. Cela devenait difficile de tout assumer seul, j’étais fatigué», admet-il aujourd’hui. Producteur laitier depuis 1984, il s’était reconverti dans le bétail à l’engraissement en 2013, après une énième baisse du prix du lait. Un changement de direction qui l’a certainement aidé à décrocher, dit-il, «car la traite était vraiment ce que je préférais dans ce métier».

Le Neuchâtelois reconnaît aussi savourer les libertés que lui offre sa nouvelle vie. «Après trente-six ans de réveils avant l’aube, je n’arrive pas à faire la grasse matinée, mais j’apprécie de pouvoir boire le café avec des copains retraités comme moi», glisse Gilbert Torche en souriant. Il n’en a pas pour autant abandonné toutes ses activités. En plus des coups de main ponctuels donnés à sa fille, qui a repris le flambeau, il déneige les routes de sa commune de Val-de-Ruz (NE) l’hiver et effectue quelques mandats comme chauffeur poids lourd pour occuper ses journées et arrondir ses fins de mois.

 

Accepter de passer le témoin

«Je ne connais aucun paysan retraité qui ne travaille pas encore un peu. La plupart d’entre eux ressentent ce besoin de rester actifs», poursuit Pierre-André Schütz. C’est également le cas de Nicola Chezeaux. À quelques jours de ses 75 ans, cet ancien agriculteur de Juriens (VD) aide encore son fils au quotidien. Avec son épouse Anne-Lise, ils lui ont remis le domaine familial en 2005. Nicola Chezeaux a ensuite œuvré huit ans comme salarié de l’exploitation. Sa femme était employée au bureau de poste du village. Une transition en douceur qui n’a pourtant pas toujours été facile à vivre. En 2013, leur fils et leur belle-fille décident d’arrêter la production laitière pour se lancer dans la culture de céréales anciennes (leur histoire a fait l’objet du documentaire Révolution silencieuse, de Lila Ribi, sorti en 2016). «Voir partir ces bêtes a été un moment douloureux. Le bétail était sacré, les vaches ont toujours fait partie de la famille», lâche-t-il, encore ému.

Avec dix ans de recul, il reconnaît pourtant que la décision de son fils lui a permis de découvrir une autre agriculture et parle de la retraite comme «d’une page qu’il faut savoir tourner». Sans pour autant tout abandonner. «Ne plus travailler du tout serait inimaginable.» Nicola Chezeaux surveille désormais les moulins du domaine. Une occupation bénévole qui épargne physiquement le septuagénaire. Lequel lâche pourtant, un rien espiègle à l’heure de conclure: «Croyez-moi, malgré mon âge, il y a des jours où je payerais pour aller labourer!»

Texte(s): Aurélie Jaquet
Photo(s): Guy Perrenoud

Questions à Pierre Horner, psychologue du travail et des organisations, membre de Psy4work

Le cap de la retraite est-il plus complexe à gérer quand il touche à des métiers qui occupent autant que celui d’agriculteur?

Une profession peut être prenante qu’on soit directeur, pompier ou paysan. Mais chez ce dernier, comme chez certains petits indépendants, les vies privée et professionnelle sont très imbriquées. La séparation entre les deux n’est pas aussi marquée que pour un employé. Ce que je fais, c’est ce que je suis. Et par conséquent, lorsque je ne le fais plus, je ne suis plus rien non plus.

Est-ce donc d’autant plus important de préparer ce tournant?

Oui. Lorsqu’on quitte cette vie rythmée par les saisons, les animaux et les cultures, le vide peut paraître abyssal. D’où la nécessité d’anticiper et d’imaginer d’autres activités et centres d’intérêt, qu’ils soient sportifs, associatifs ou culturels. Des organisations comme Pro Senectute notamment proposent des cours et séminaires pour bien vivre cette transition.

À qui faut-il s’adresser en cas de difficultés? Quels sont vos conseils?

Je propose deux axes: la proximité et l’expertise. Rencontrer un agriculteur qui a réussi ce passage et surmonté des problèmes similaires peut constituer un soutien. Mais les expériences ne se dupliquent pas toujours. Un psychologue du travail pourra alors coacher le paysan et l’accompagner dans sa démarche individuelle de préparation de la retraite.