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De 1950 à nos jours, l’usage des pesticides n’a cessé d’évoluer

Les initiatives sur l’interdiction des pesticides seront soumises au peuple le 13 juin. Mais comment les paysans perçoivent-ils ces produits depuis leur popularisation? Trois générations d’une même famille témoignent.

De 1950 à nos jours, l’usage des pesticides n’a cessé d’évoluer
À l’âge de 24 ans, le jeune agriculteur Louis Bach quittait son Pays-d’Enhaut natal pour cultiver les terres prometteuses du Jorat. Accompagné de son père, il s’installait à Carrouge (VD), dans la ferme du Bois-Devant, pour produire blé, pommes de terre et lait. Nous sommes alors en 1961, la période dorée des pesticides de synthèse. Cela fait une vingtaine d’années que l’industrie agrochimique – comme la firme bâloise Geigy, ancêtre de Syngenta – a découvert le potentiel économique de ces produits et les popularise auprès des paysans.
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Aujourd’hui âgé de 84 ans, Louis Bach raconte: «Nous avions une pompe à traiter en bois derrière notre petit tracteur, avec laquelle nous épandions de l’herbicide au début du printemps. Nous utilisions aussi du cuivre pour combattre le mildiou de la pomme de terre. C’était formidable, car nous avions connu la faim à cause de ce champignon parasite par le passé. Cette invention a aussi grandement réduit la pénibilité au travail, avec moins de tâches à effectuer à la main.»
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Un miracle ambivalent
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Dans tout le pays, la productivité est alors au rendez-vous. Entre 1950 et 1985, les rendements ont en effet davantage augmenté qu’au cours des 150 années précédentes en Suisse. Un véritable miracle après des siècles marqués par des périodes de disette. Les paysans percevaient toutefois ces changements avec ambivalence, souligne Juri Auderset, historien spécialiste de l’agriculture. «Certains étaient sceptiques, mais la majorité ont adhéré au discours de productivité véhiculé par l’industrie, tout comme le gouvernement. Au niveau fédéral, la politique agricole a suivi le mouvement, en y voyant la possibilité de diminuer le nombre d’agriculteurs, ce qui était vu comme un symbole de progrès technologique et économique.»
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Toutefois, peu d’informations sur les produits phytosanitaires utilisés étaient disponibles et la procédure d’homologation était quasi inexistante (voir l’encadré ci-dessous). Louis Bach se le rappelle encore. «On apprenait sur le tas. Même la société d’agriculture locale ne savait pas vraiment ce qu’elle vendait. Pendant des années, j’ai désherbé avec du dinitro-ortho-crésol qui me jaunissait les mains durant plusieurs semaines. Aujourd’hui, il est interdit en raison de sa forte toxicité, témoigne-t-il. Puis, au fur et à mesure des années, des cours officiels ont été organisés dans les écoles d’agriculture et nous avons appris les bonnes pratiques.»
En 1962, un livre intitulé Le printemps silencieux, de Rachel Carson, marque un tournant. «Cette biologiste américaine dénonce les effets néfastes des pesticides sur l’environnement et provoque une prise de conscience qui contribue à lancer le mouvement écologiste», explique Juri Auderset. En Suisse, la production biologique et la production intégrée – visant à limiter l’usage de produits chimiques et protéger la biodiversité – gagnent en importance. Plus tard, ces mesures seront encouragées par la Confédération avec l’octroi de paiements directs, intitulés Prestations écologiques requises (PER), en 1999.
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En dernier recours
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C’est justement durant cette période que Nicolas Bach, fils de Louis, reprend le domaine, qui s’étend désormais sur 35 hectares. Il décide de se calquer sur ces nouvelles exigences. «J’ai tout de suite utilisé les pesticides de manière plus ciblée, en laissant des surfaces dédiées à la biodiversité. J’ai aussi opté pour un désherbage mécanique dans certaines cultures comme le triticale, au lieu d’épandre de l’herbicide», expose l’agriculteur, aujourd’hui âgé de 56 ans. Il affirme que les paiements directs ont joué un rôle important dans sa pratique. «C’était une incitation positive très efficace. Aujourd’hui, je suis les recommandations officielles en fonction de l’évolution de la science, tout en limitant au maximum les intrants chimiques. Cela porte ses fruits. Il y a beaucoup plus d’oiseaux sur le domaine!»
.Le Vaudois n’est pas pour autant favorable à une interdiction des pesticides, comme le proposent les deux initiatives populaires soumises au peuple le 13 juin prochain. «Si elles sont acceptées, nous devrons arrêter la culture de pommes de terre, car le risque de perdre les récoltes dû au mildiou est trop important. De même, l’herbicide que nous utilisons contre le rumex, une plante envahissante, est indispensable. Nous l’appliquons plante par plante dans les champs à l’aide d’une petite pompe. Nous n’aurions jamais assez de main-d’œuvre pour le faire manuellement», déclare-t-il, avant de compléter: «Nous ne traitons pas par plaisir, mais en dernier recours. Il est vrai qu’il y a eu des abus par le passé, mais d’énormes efforts sont faits aujourd’hui.»

Un constat que partage son fils, Flavien Bach, 22 ans, actuellement en bachelor d’agronomie. «En cours, nous sommes particulièrement sensibilisés à la vie du sol. Les pesticides peuvent être de précieux alliés s’ils sont utilisés avec parcimonie. Il faut faire confiance aux agriculteurs. Nous n’avons aucun intérêt à détruire notre outil de travail!» assure celui qui a déjà repris les rênes d’une partie du domaine.

Compétitivité du marché

Reste qu’environ 2200 tonnes de pesticides ont été vendues chaque année en Suisse entre 2008 et 2016, majoritairement dans l’agriculture. Depuis le plan d’action adopté en 2017 par la Confédération, qui vise à utiliser de manière plus durable les produits phytosanitaires, la quantité totale commercialisée est passée en-dessous des 2000 tonnes, en 2019. Toutefois, les pesticides restent la norme. Pour l’historien Juri Auderset, la pression sur les prix due à une politique agricole compétitive est une des causes principales. «Dans les années 1990, un marché économique mondialisé s’est imposé. Ce système néolibéral est difficilement compatible avec une diminution des produits chimiques, car ces derniers garantissent rendement et rentabilité. Le débat autour des pesticides doit donc être analysé de manière beaucoup plus large, car il ne touche pas seulement l’agriculture, mais remet en cause tout notre modèle de société capitaliste», conclut-il.

 
Texte(s): Lila Erard
Photo(s): François Wavre/lundi13/DR

Questions à...

Edward Mitchell, directeur du laboratoire de biodiversité du sol à l’Université de Neuchâtel

Comment a évolué la procédure d’homologation des pesticides?
En 1950, elle était quasi inexistante. Les premières molécules étaient issues de la production d’armes chimiques développée pendant la guerre. Dès 1970, des tests écotoxicologiques ont été introduits. Or les commissions définissant les protocoles n’étaient pas indépendantes de l’industrie.

Est-ce toujours le cas? Si oui, quels problèmes cela pose-t-il?
Oui. Les tests portent sur la toxicité aiguë, mais peu sur les effets croisés ou à long terme. Bien que des pesticides aient été interdits, comme le DDT en 1972 ou le chlorothalonil en 2020, d’autres restent autorisés malgré leur dangerosité. On constate un manque de transparence des autorités sur les quantités précises répandues et de forts enjeux de pouvoir. Les intérêts de l’agrochimie priment, au détriment de la santé et de l’environnement.

Constate-t-on des améliorations aujourd’hui?
En partie. En 2019, un audit externe a montré le double rôle d’homologation et de surveillance qu’exerçait l’Office fédéral de l’agriculture. Des mesures ont été prises. Mais les Offices fédéraux de la santé publique et de l’environnement n’ont toujours pas de pouvoir décisionnel, ce qui reste problématique.