Terroir
Dans son alpage, il brasse des bières au feu de bois

Au pied de la Dent-de-Lys, le fondateur de la Brasserie de la Grue confectionne des mousses dans un authentique chaudron à fromage. Une technique ancestrale qu’il peaufine en solitaire, depuis près de trois ans.

Dans son alpage, il brasse des bières au feu de bois

Le soleil vient à peine de se lever, mais ce n’est pas le cas de Martin Écoffey. Depuis quatre heures du matin, le Gruérien, bottes au pied et tablier autour de la taille, s’affaire à une tâche plutôt originale. Dans l’alpage familial perché au pied de la Dent-de-Lys, à 1300 mètres d’altitude, ce n’est pas du fromage, mais bien de la bière qu’il fabrique depuis trois ans. Autre particularité, sa production est entièrement brassée à la main et au feu de bois. Une rareté en Suisse romande. «J’avais déjà réalisé quelques essais chez moi avec une casserole et un réchaud. Mais je voulais tenter quelque chose de nouveau, qui fasse la différence», raconte cet ancien garde-génisse, en nous ouvrant les portes de son curieux laboratoire.

Dans une petite pièce sombre, un doux fumet s’échappe d’un imposant chaudron pesant près d’une demi-tonne, originellement destiné à la fabrication de fromage. À l’intérieur, du malt venu de Bavois (VD) cuit doucement, alors que le brasseur ajoute des bûches fraîchement coupées dans le feu crépitant. «Cela donne une odeur de fumée au breuvage, ce qui le rend plus authentique. De plus, j’aime garder un œil sur mon produit tout au long de l’empâtage (ndlr: la première étape du brassage, qui consiste à tremper le malt concassé dans de l’eau chaude afin de procéder à l’extraction de l’amidon). Ce qui est moins évident avec des cuves mécanisées», explique-t-il en essuyant la sueur qui perle sur son front.

Un travail physique

Si les Préalpes fribourgeoises visibles depuis la fenêtre invitent à la contemplation, Martin Écoffey n’a guère le temps d’apprécier le paysage. Il entame la phase la plus physique de la préparation. Muni d’un fourquet – pelle de bois traditionnellement utilisée par les brasseurs –, il mélange le malt durant une heure trente, avec force et patience. D’un geste précis, il vérifie régulièrement la densité de sucre à l’aide d’un réfractomètre, prenant des notes avec soin. «Le plus difficile n’est pas de produire de la bière, mais de fabriquer toujours la même bière», assure-t-il en jetant un coup d’œil rapide à l’horloge. 8h25: l’heure est venue de retirer les résidus de céréales afin de ne conserver que le liquide sucré. Ces drêches seront données à la quinzaine de génisses qui pâturent à côté de l’alpage, plus tard dans la matinée. «Au début, elles étaient méfiantes. Maintenant, elles adorent ça!»

En quelques minutes, ce mécanicien de formation parvient à déplacer l’imposant chaudron à travers la pièce afin de filtrer les 250 litres de ce breuvage doré. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance. Seul dans son atelier, il a dû mettre sur pied un système de poulie ingénieux, à l’aide de multiples schémas, d’un palan, d’une chaîne en métal, d’un pneu et d’un rondin de bois. «Je me débrouille comme je peux. Au début, je me suis fait quelques frayeurs, mais maintenant j’ai trouvé la bonne méthode», dit-il en manœuvrant l’impressionnante cuve en cuivre, les poutres centenaires craquant sous son poids. «Ça grince un peu mais ne vous inquiétez pas, ça tient le coup!» Après avoir porté le moût à ébullition, il incorpore deux types de houblons bios provenant du canton de Vaud, un pour l’amertume, l’autre pour l’arôme. Une fois la mixture refroidie, il ajoute les levures et fait fermenter le tout dans un local construit à l’étage, s’accordant une pause bien méritée.

Houblon et malt locaux
D’ici quelques jours, le jeune artisan reviendra chercher sa production pour la conditionner dans son local d’Albeuve (FR). Cette bière blonde, baptisée Yâ («or» en patois gruérien), sera mise en vente dès le mois d’octobre dans une vingtaine de restaurants et épiceries de la région, dans des bouteilles à la silhouette chic et épurée. Un design qu’il doit à sa sœur, graphiste, qui l’a gracieusement aidé. La Brasserie de la Grue propose également deux autres types de bières: Fu («feu»), une rousse fruitée, et Nê («noire»), une brune légère et fumée aux arômes de café, sa préférée, qu’il se réjouit de déguster une fois le travail terminé.

En attendant, il est seulement dix heures du matin et Martin Écoffey est loin d’avoir terminé sa journée. Tout l’après-midi, il devra nettoyer son petit atelier, avant de redescendre dans la vallée et consacrer le reste de la semaine à son deuxième métier, serrurier. «Le soir, je suis raide. Mais j’aimerais tout de même devenir brasseur à plein temps un jour, confie-t-il en admirant les Vanils se profilant à l’horizon. Travailler avec ce paysage, c’est le meilleur job qui soit, non?»

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Mathieu Rod

Le succès de la bière artisanale

Si certains amateurs de mousse ont déjà expérimenté le brassage à l’alpage, notamment en Valais, rares sont ceux qui se spécialisent dans une production entièrement à la main, tels que Martin Écoffey. Ailleurs en Suisse, de plus en plus de particuliers se lancent dans la production de leur propre bière, dans des cuves mécanisées. Ces cinq dernières années, le nombre de microbrasseries artisanales a doublé et dépasse aujourd’hui le millier. Rien qu’en Gruyère, on en compte déjà quatre: le Fou du roi, à Pringy, la Brasserie des Molettes, à Vaulruz, la Brasserie du Pâquier, au Pâquier, ainsi que la Brasserie de la Grue, à Albeuve.

Le brasseur Martin Écoffey

Originaire de Villars-sous-Mont (FR), cet amateur de bières anglaises a d’abord effectué un apprentissage de mécanicien avant de devenir serrurier. Mais sa passion première ne l’a jamais quitté. Trois fois par mois, d’avril à octobre, il monte à l’alpage de son oncle pour y passer la nuit et s’adonner au brassage. En contrepartie, il a installé l’électricité dans la vieille bâtisse, grâce à des panneaux solaires, et cultive quelques plants de houblon. Mais ce n’est pas son seul hobby. Le Gruérien à la tresse, amateur de hockey, joue aussi de la basse dans un groupe de rock et s’exerce au métier de forgeron. «J’ai toujours envie d’essayer quelque chose de nouveau, même si je manque de temps», se marre-t-il en dégustant une bière au soleil.