Reportage
Dans la Sarine, il récolte la fleur la plus précieuse du monde

Depuis une dizaine d’années, Fabien Fragnière cultive du safran qu’il valorise en diverses préparations et délices vendus en circuit court. Dès octobre, les jolis crocus percent la terre – et sont prélevés avec délicatesse.

Dans la Sarine, il récolte la fleur la plus précieuse du monde

Contrairement à la plupart des espèces de fleurs à bulbe de nos contrées, Crocus sativus vit à l’envers: il dort l’été et se réveille en automne. Ce matin, Fabien Fragnière chausse donc ses bottes, empoigne son panier et part arpenter le champ attenant à son domicile de Grolley (FR), les yeux fixés avec attention sur les buttes à ses pieds. Car dès que les jolies ogives violettes sortent du sol humide, c’est le moment de procéder à leur récolte.

Floraisons variables
«L’idéal, c’est de les cueillir avant leur première ouverture, de façon à éviter la perte d’arômes et à pouvoir prélever des stigmates encore bien fermes, précise le jeune Fribourgeois. Le hic, c’est qu’il est difficile de savoir à l’avance l’ampleur de chaque floraison. Parfois, ce sont des bouquets entiers qui sont prêts en même temps!» Dans ce cas, Fabien mobilise ses troupes: Natsuko, qui le seconde depuis 2020 pour les tâches de culture et de commercialisation, les quelques saisonniers qui ont pris le pli de faire le crochet par Grolley après les vendanges et les récoltes fruitières, et au besoin des membres de sa famille et des retraités qui apprécient cette cueillette insolite. Chacun s’emploie à remplir son panier des gracieuses petites fleurs. «On en ramasse parfois jusqu’à 15‘000 par jour!»

Aujourd’hui, elles sont bien plus éparses, ce qui ne laisse pas pour autant présumer du volume total de ce millésime, la floraison s’étalant souvent jusqu’à Noël – la neige recouvrant alors les crocus. Trois personnes ont suffi à la tâche; l’étape suivante peut être abordée sans délai. Il s’agit de couper le pistil de chaque fleur, en se débarrassant de la partie blanche pour ne conserver que la triple tige de couleur flamboyante surmontée des stigmates où se concentrent les composants qui donnent au safran son pouvoir colorant et sa saveur.

Installé au chaud autour d’une table, on joue donc du ciseau à ongles, déposant avec précaution les filaments sur un plateau d’acier. Une activité plus méditative que fastidieuse, glisse Fabien. «Et lorsqu’on est une douzaine à travailler en profitant d’une tasse de thé, cela devient un moment agréablement convivial.»

Un brin suffit
Il faudra ensuite un séchage de trois heures et un repos d’un mois environ pour que les brins acquièrent leur valeur organoleptique en développant le safranal, à l’origine du goût unique de l’épice. Perdant au passage 80% de leur masse, déjà menue… Les quelque 500 grammes de stigmates déjà récoltés en 2022 donnent la mesure du nombre de fleurs qui ont été minutieusement traitées. «Et j’espère bien arriver au kilo, cette année», confie le producteur. Qui souligne que si le safran se vend 60 francs le gramme (ce qui lui vaut son sobriquet facile d’or rouge), ce prix n’a rien d’excessif au vu du travail occasionné, et surtout si l’on considère qu’un seul pistil (soit trois stigmates) suffit pour parfumer un plat entier pour une personne. «Avec un gramme, on peut donc préparer jusqu’à 200 recettes, à condition d’infuser les brins durant plusieurs heures dans un liquide gras comme le lait ou le bouillon», détaille Fabien Fragnière.

À la fin du mois, c’est donc le safran cueilli en septembre – la fleur a bénéficié de la précocité générale de cette année – qui sera ainsi mis en bocaux, chacun contenant une minuscule pelote rouge d’un gramme. Les petits pots prendront place dans le libre-service attenant à l’exploitation, sur la boutique en ligne estampillée Safran fribourgeois ou dans plusieurs épiceries de la région. Aux côtés de nombreux produits qui valorisent la subtile fragrance de l’épice, et que Fabien Fragnière confectionne lui-même – fort de sa formation originelle de cuisinier (lire l’encadré): mélanges d’épices, risotto prêt à l’emploi, confitures ou encore chutneys, le tout labellisé Terroir Fribourg. «Seules les nouilles au safran sont faites à Giffers (FR), sur la base de ma recette, détaille-t-il. J’ai aussi établi des collaborations avec d’autres artisans, qui se sont notamment concrétisées par la commercialisation d’une cuchaule 100% fribourgeoise à la boulangerie de Grolley, d’une tomme au safran à Misery ou d’une burrata safranée à Fribourg.» Pour le reste, il privilégie autant que faire se peut la production de son potager, et bientôt d’un jardin aromatique à venir – ou encore des pommes et des poires du verger hautes tiges qu’il a récemment planté.

Certaines tables renommées de la région recourent en outre volontiers à son or rouge, ajoute-t-il. «Être cuisinier facilite le contact avec les chefs», conclut le producteur en souriant.

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Pierre-Yves Massot

Le producteur

Né dans une famille d’agriculteurs de Grolley, Fabien Fragnière s’est d’abord intéressé à la cuisine (il a passé son CFC en 2011), avant de se diriger vers la viticulture et de faire un stage d’un an dans le vignoble fribourgeois du Vully (couronné d’un autre CFC). «Je me suis alors pris de passion pour le safran, seul ingrédient de la cuchaule dont l’appellation d’origine protégée n’exige pas la provenance locale», raconte-t-il. Le fameux crocus a dû pourtant être cultivé en terres fribourgeoises à une certaine époque – et devrait pouvoir y retrouver un terrain favorable, pense-t-il. Parallèlement à son travail chez un vigneron vullierain, le jeune homme se procure donc des bulbes et en plante sur une surface de 200 m2 en 2013; l’année suivante, il procède à sa première récolte, puis développe des recettes pour mettre en valeur l’arôme subtil du safran et confectionne ses propres produits. En 2020, le jardin de crocus se transforme en champ – avec 100000 bulbes sur 6000 m2. «On est passé à l’échelle supérieure», se réjouit-il.

+ d’infos www.safranfribourgeois.ch

L’épice mystère

Mais que fait l’exotique safran au milieu de la liste des ingrédients de la cuchaule AOP? Les historiens n’ont guère de réponse univoque. On sait que les épices, en Europe, ont fait l’objet d’un commerce international dès la Renaissance. Selon Patrimoine culinaire suisse, une ordonnance fribourgeoise de 1428 mentionne du safran venu d’Italie. Aux XVIIIe et XIXe siècles, Crocus sativus a été planté en quantité dans notre pays – une tentative d’acclimatation à grande échelle qui «a tourné court au XIXe», précise le site. «Il y a des indices selon lesquels les monastères du canton aient comporté des plates-bandes de cette fleur, dont on récoltait les pistils», pense, quant à lui, Fabien Fragnière.