Environnement
Dans la rue ou sous la Coupole, les scientifiques font entendre leur voix

Il y a tout juste un an, un groupe de scientifiques romands déclarait soutenir le mouvement Extinction Rebellion. Les chercheuses et chercheurs sont toujours plus nombreux à s’engager sur la scène publique.

Dans la rue ou sous la Coupole, les scientifiques font entendre leur voix

«Nous déclarons soutenir le mouvement non violent Extinction Rebellion et les actions de désobéissance civile qui sont prévues depuis fin septembre.» Publiée le 21 octobre 2019, cette lettre ouverte est un petit tremblement de terre médiatique: climatologues, biologistes, écotoxicologues, chimistes, économistes, philosophes, une vingtaine de scientifiques annoncent être pleinement convaincus que les opérations de désobéissance civile menées par cette organisation environnementale sont non seulement justifiables, mais nécessaires.

Impossible attente

Si les scientifiques prennent aujourd’hui la parole, c’est parce que bon nombre d’entre eux estiment qu’il en va de leur devoir de citoyen. «Cette mobilisation est directement liée au sentiment d’urgence actuel, lance le philosophe et professeur honoraire de l’Université de Lausanne Dominique Bourg. On a longtemps attendu, et moi le premier, que les institutions politiques prennent des mesures en direction d’une décroissance. Mais aujourd’hui, on vit un mouvement de bascule. On réalise qu’on aura bientôt dépassé la limite des 2°C fixée comme seuil critique par les Accords de Paris, que l’on est en train d’assister à une véritable extinction de masse, que de nombreuses aires subtropicales deviendront presque invivables à l’horizon 2040.»

Si le réchauffement climatique n’est désormais plus contesté, les chercheuses et les chercheurs sont nombreux à voir comme un désaveu des mesures politiques jugées trop timides: la politique avance trop lentement face à la rapidité des changements qui touchent la planète, et sur lesquelles ils alarment au quotidien. D’où l’évocation par les signataires du texte de soutien à Extinction Rebellion d’un «état de nécessité», une notion qui est désormais au cœur du débat juridique.

À chacun son engagement

«Je ne crois plus en la politique.» Dans la bouche de cette étudiante en sciences et ingénierie de l’environnement qui nous a répondu sous couvert d’anonymat résonne le cri du cœur de bien des jeunes scientifiques qui remettent en question l’utilité de leur formation avant même de l’avoir terminée. «Il ne sert à rien de tenter de rivaliser avec les lobbies qui pèsent de tout leur poids sur les institutions, poursuit la jeune femme. La désobéissance civile n’est peut-être pas le meilleur ni le seul moyen d’agir, mais elle a le mérite d’éveiller les consciences.»

Un an après la publication de la lettre ouverte, les choses ont certes changé. Dans la rue, les manifestations se sont multipliées, tandis que, dans les laboratoires, les scientifiques ont clarifié leurs positions. Il y a ceux qui s’engagent corps et âme dans la désobéissance civile, à l’instar d’un Dominique Bourg qui va jusqu’à occuper une filiale d’UBS avec le collectif Grève du climat ou les locaux d’une société de trading avec Extinction Rebellion. Il y a ceux qui, sans renier leur engagement, font un léger pas de côté, comme ce professeur lausannois qui nous a confié avoir besoin d’un peu de temps pour mener une réflexion personnelle sur les limites de l’action militante avant de témoigner à visage découvert. Il y a ceux, aussi, qui choisissent la voie politique.

C’est le cas de Valentine Python, à la fois climatologue et conseillère nationale vaudoise. «J’ai toujours cru à la démocratie, à nos institutions et à leurs valeurs, clame la verte qui avait commencé par jouer les consultantes scientifiques pour les Verts vaudois avant de s’engager comme conseillère communale, puis d’être propulsée sous la Coupole fédérale fin 2019. Pour répondre aux enjeux environnementaux actuels, nous avons besoin de politiciens qui prêtent une oreille attentive aux propos des chercheurs.»

Force est de constater qu’il reste du chemin à faire: «À Berne, il n’est pas rare que l’on considère encore un fait scientifique, c’est-à-dire une réalité physique irréfutable, comme une opinion parmi d’autres. Il y a un vrai écart entre la compréhension du monde des scientifiques et des politiques.» Et la climatologue de citer le débat qui fait rage autour des pesticides de synthèse: «Cela fait vingt ans que l’on connaît les perturbateurs endocriniens. C’est terriblement frustrant de voir à quel point il est facile, pourtant, de nier leur impact réel sur l’environnement et sur notre santé.»

Les temps changent

On associe souvent les actions militantes et les manifestations à la jeunesse. Or les soutiens scientifiques d’Extinction Rebellion sont des professeurs établis et reconnus – voire nobélisés. Un décalage étonnant? Pas tant que cela: «Quand vous êtes un jeune chercheur, vous avez intérêt à rester dans le rang, note Dominique Bourg. Prendre la parole, c’est mettre en péril sa carrière académique. Cela explique que la part des scientifiques qui s’engagent reste faible.» Et que ceux qui osent s’afficher publiquement aient les épaules solides. Ce n’est pas notre jeune étudiante en sciences de l’environnement qui va le contredire: «On ressent une certaine pression, dit-elle. On comprend vite qu’il n’y a pas de place pour nos opinions personnelles. Ajoutez à cela le stress des examens et les longues journées de cours, et vous obtenez une situation où le simple fait de participer à une manifestation demande une sacrée volonté.»

Malgré ces résistances, est-ce un nouveau rôle des scientifiques qui est en train de se dessiner? «Sans aucun doute, dit Dominique Bourg. Il n’est plus possible de rester en retrait.» Même son de cloche chez Valentine Python: «Le vivant est en danger. Nous arrivons à un moment où rester confortablement installé dans son fauteuil d’expert n’a plus aucun sens. Notre conscience nous pousse à l’action.»

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): keystone/salvatore di nolfi

Militer pour accélérer le débat

La désobéissance civile, un électrochoc nécessaire? Cela dépend du parti auquel vous posez la question. Du côté de la droite, on condamne les actions d’Extinction Rebellion ou de la Grève du climat en évoquant une démarche «anti-démocratique». À gauche, on reconnaît une utilité concrète à la désobéissance: «Manifester ou occuper pacifiquement un monument pour défendre une cause vitale, c’est faire de la politique et c’est nourrir la démocratie, justifie la conseillère nationale verte vaudoise Léonore Porchet. Notre outil politique fonctionne, mais il a parfois besoin de cet aiguillon pour aller plus vite. La désobéissance civile est une voie risquée, bien plus que de siéger dans un parlement, et nous devons écouter les gens, scientifiques
ou non, qui la choisissent.»

Questions à Yohan Ariffin, professeur associé à l’Institut d’études politiques de l’Université de Lausanne

Les chercheurs ne se sentent pas écoutés par les politiques. Comment en est-on arrivé là?

La politique environnementale internationale est un des facteurs qui l’explique. La périodicité des négociations multilatérales sur ce thème, le fait qu’elles se fondent sur un consensus scientifique et leur transparence ont rendu visible une disjonction entre le risque environnemental scientifiquement validé et les efforts des États pour y répondre.

Des scientifiques qui s’engagent, est-ce un phénomène récent?

Non. Les savants ont participé activement aux grandes transformations du monde occidental, des philosophes des Lumières aux intellectuels des années 1960. Cela concerne aussi bien les sciences humaines et sociales que les sciences dites dures.

Cette prise de parole peut-elle avoir un impact sur le plan politique?

On distingue trois figures idéal-typiques du scientifique: le savant qui renonce à s’engager pour garantir la neutralité de ses recherches, l’expert dont la parole émerge de la demande d’une autorité publique et l’intellectuel engagé dans une lutte politique. Dans la politique climatique mondiale, ces trois attitudes ne sont pas opposées, mais complémentaires et nécessaires: le chercheur découvre le problème, l’expert fournit des conseils aux décideurs et l’intellectuel engagé dénonce l’inaction des États.