Reportage
Dans la Broye, les anciens hangars à tabac s’offrent une nouvelle jeunesse

Ateliers, caves d’affinage de fromages et même appartements: de plus en plus de séchoirs à tabac sont réaffectés au lieu d’être démolis. À la mode, cette pratique ravit les amateurs de patrimoine rural.

Dans la Broye, les anciens hangars à tabac s’offrent une nouvelle jeunesse

Leur silhouette se découpe dans le paysage verdoyant, indiquant en un coup d’œil que l’on pénètre dans une région particulière: la Broye. De Moudon (VD) à Avenches (VD) en passant par Sévaz (FR) et Montagny (FR), les hangars à tabac s’imposent aux yeux de tous depuis les années 1940. «Ils sont un marqueur de l’identité broyarde. On les aime, un peu comme s’ils étaient nos chalets d’alpage», confie en souriant Francis Egger, secrétaire général de SwissTabac.

Si plus de 6000 agriculteurs cultivaient du tabac dans le pays entre 1939 et 1946, ils ne sont plus que 135 à perpétuer cette tradition vieille de trois siècles, dont une centaine dans la Broye (lire l’encadré). Ayant perdu leur vocation première de séchoirs à feuilles, de nombreux hangars ont été démolis ou laissés à l’abandon. D’autres ont été transformés en remises pour les machines ou en ateliers. Mais ces dernières années, l’intérêt pour ces abris bardés d’épicéa, hauts de 10 mètres, larges de 10 mètres et dont la longueur peut atteindre les 20 mètres, ne cesse de croître.

Photo: Francesco Ragusa

Modulables à souhait
«Leur forme est simple, pragmatique. Ces constructions offrent de beaux volumes à exploiter, reconnaît Olivier Fischer du bureau d’architectes ChablaisFischer à Estavayer-le-Lac (FR). Il y a peu de structure à l’intérieur et les volets verticaux permettent d’y amener beaucoup de lumière.» En 2018, il a redonné vie au hangar du père de Pierre-André Grandgirard à Bussy (FR). Seules une vitre carrée sur une façade – pour une vue imprenable sur la campagne – et une cheminée sur le toit indiquent que ce séchoir est habité, contrairement aux deux autres lui faisant face. Il renferme un duplex de 4,5 pièces, invisible depuis l’extérieur, l’espace restant faisant office d’immense garage. Les volets verticaux, servant à l’origine à ventiler l’ouvrage, ont été maintenus ouverts pour illuminer l’espace, entièrement isolé. «C’est le hangar familial dans lequel j’ai travaillé étant enfant. Il me rappelle de bons souvenirs et je suis content d’avoir pu le préserver pour pouvoir y vivre, explique son propriétaire. On a décidé de conserver son enveloppe intacte, car elle était en excellent état même si elle datait des années 1960.»

À quelques kilomètres de là, à Vers-chez-Perrin (VD), la famille Berchten a fait le même pari il y a près de quarante ans, aménageant un de ces abris sur le haut de la localité en deux appartements. «Nos mémoires de Broyards sont imprégnées de ces formes, note Jean-Daniel Berchten. On voulait une maison qui s’intègre dans le hameau sans le dénaturer, l’architecte d’alors ayant toutefois choisi de modifier la façade en y ajoutant de la marqueterie et des couleurs.»

Photo: Francesco Ragusa

Modulables, les deux appartements ont depuis été divisés en quatre logements. «Le volume des hangars est un de leurs grands avantages, précise Alexandre Kehrli de Collectiflabo Architectes, à Payerne (VD), auteur d’une transformation similaire. Construire une habitation neuve de cette taille coûterait cher. Le maintien d’une structure existante permet de plus de ne pas porter préjudice aux voisins.» De tels aménagements ne sont toutefois possibles que si l’ouvrage se trouve en zone à bâtir. Or la majorité des hangars – véritables outils de travail pour des générations de producteurs – ont été érigés en zone agricole.

 

Identité à sauvegarder
Archéologue et membre de Patrimoine Suisse, Jean-Blaise Gardiol se réjouit de cet engouement, estimant même que ces séchoirs auraient peut-être disparu en l’espace d’un siècle si rien n’avait été entrepris. «Ils sont les témoins d’une architecture récente qui a un réel intérêt historique. Ils ont servi pour une industrie spécialisée datant de l’époque bernoise et ont été construits presque simultanément sur le même modèle d’un bout à l’autre de la vallée, souligne-t-il. Cela donne une uniformité particulière à la région. Si on les démolit, nos villages vont perdre leurs caractéristiques.»

L’intérêt pour ces monuments est tel qu’ils inspirent désormais des architectes, œuvrant de plus en plus avec du bois local. Ainsi, le contour du cycle d’orientation de Cugy (FR), aux parois dotées d’ouvertures verticales, rappelle celui des hangars environnants, comme celui de la future école de Belmont-Broye à Dompierre (FR), esquissée par Daniel Chardonnens. «Ces hangars, encore modernes et élégants aujourd’hui, sont d’une ingéniosité et d’une simplicité bluffantes, estime l’architecte. On a donc décidé de reprendre leur symbolique.» Dans la campagne, l’engouement ne faiblit assurément pas pour ces séchoirs au charme inégalable.

Collectiflabo Architecte
A Vers-chez-Perrin /CDU
Le CO de Cugy /CDU
Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Pierre-Yves Massot

Questions à...

Maud Collomb, architecte du bureau MHPM à Fribourg

Vous avez choisi de consacrer votre travail de master à la question de la transformation et de la préservation du patrimoine rural de la Broye; pourquoi?
J’ai grandi dans cette région, les hangars à tabac font partie du patrimoine architectural, mais ils ne sont pas protégés et de moins en moins utilisés dans leur fonction initiale. J’ai cherché des arguments pour en sauver certains, en conservant leur enveloppe et leur caractère intacts.

Quels sont ces arguments?
Personnellement, je les trouve assez beaux, aériens, poétiques même! Mais surtout, ils sont rattachés à un patrimoine régional qui tend à disparaître. Les gens y tiennent. Les réaffecter leur permettrait de se les réapproprier, de les accepter dans le tissu bâti et de leur donner une nouvelle vie.

Comment les sauvegarder selon vous?
Je souhaiterais que certains soient revalorisés de manière à bénéficier à la société en devenant des cafés ou des centres de rencontres. Il faut chercher une manière cohérente de les réaffecter et oser, par exemple, ne pas utiliser tout l’espace qu’ils proposent.

Baisse constante

De 2000 à 2020, le nombre de cultivateurs de tabac a fondu, passant de 374 à 135, indique SwissTabac, la coopérative faîtière des planteurs du pays, qui rappelle qu’ils ont été jusqu’à 6000 durant la Seconde Guerre mondiale. Actuellement, un peu moins de 400 hectares sont dévolus à l’herbe à Nicot, alors qu’elle s’approchait de la barre des 700 hectares en 2003. Le tabac de type Burley (séché dans les hangars) ou Virginie (séché dans des fours) est encore cultivé dans huit cantons. Plus de 85% des plantations actives se trouvent dans la Broye.