Gastronomie
Des chefs romands mettent un point d’honneur à servir du gibier local

Servir de la chasse locale n’est pas un choix anodin. À l’heure où la viande d’élevage, souvent importée, envahit les menus, nous avons fait le point avec trois des rares chefs romands qui se fournissent directement auprès de chasseurs.

Des chefs romands mettent un point d’honneur à servir du gibier local

C’est la saison de la chasse. D’un bout à l’autre de la Suisse romande, rares sont les restaurants qui ne proposent pas une carte aux couleurs automnales faisant la part belle au cerf, au chevreuil ou au sanglier. On le sait bien, pourtant, cette profusion de gibier est trompeuse. Loin de provenir des forêts helvétiques, la grande majorité de la viande en question a parcouru des centaines de kilomètres avant d’atteindre les tables romandes. Qu’il provienne d’Autriche, de Hongrie ou de Nouvelle-Zélande (voir l’encadré ci-dessous), le produit est par ailleurs fréquemment issu d’animaux d’élevage. Les chefs qui proposent à leurs clients une viande sauvage chassée dans la région font figure d’exceptions. Il faut dire que la démarche n’est pas pour faciliter la vie d’un restaurateur: approvisionnement aléatoire, carte réduite et travail conséquent peuvent donner des sueurs froides aux cuisiniers.

Monter un réseau de chasseurs
Inscrire du gibier local à la carte, c’est faire un pari, miser sur le fait que les quelques semaines que dure la chasse dans la région suffiront à répondre à la demande. «Une saison de chasse, c’est une quinzaine de cervidés, trente chamois et une vingtaine de marmottes, énumère Antoine Ménard, chef du Restaurant de Moiry, à Grimentz (VS). Et uniquement des bêtes chassées dans le val d’Anniviers.» Pour s’assurer un approvisionnement suffisant, mieux vaut soigner ses rapports avec les chasseurs de la région. Souvent, c’est une histoire de famille: ainsi le propriétaire de l’établissement de Grimentz, Aurel Salamin, parcourt-il les montagnes fusil à la main, aidé de ses frères et de ses neveux. Le chef de l’Auberge de l’Abbaye de Montheron (VD),

Rafael Rodriguez, a pour sa part noué des liens étroits au fil des ans avec quelques chasseurs des bois du Jorat, tout proches. Quant à Fabien Mérillat, chef du Restaurant de l’Étoile, à Perrefitte (BE), il chasse tout simplement lui-même une bonne partie des chevreuils, chamois et sangliers qu’il met à la carte. Intransigeants sur la qualité du gibier, les cuisiniers doivent également sensibiliser les chasseurs à leurs besoins: un animal trop âgé est moins apprécié, tandis qu’une balle mal placée a tôt fait de gâter une belle pièce de viande.

 

 

Être prêt à pallier le manque
Un choix aussi radical entraîne une importante pression en cuisine: «C’est une année difficile pour le chamois, remarque Antoine Ménard. Il nous en manque encore une dizaine pour finir la saison.» Et si la viande vient à faire défaut, pas question pour le Valaisan d’adoption de compléter en achetant du gibier ailleurs: «Cuisiner de la chasse locale, c’est être prêt à annoncer à un client qu’il arrive trop tard pour une selle de chevreuil ou un filet de chamois.»
Face à cette situation, à chaque chef sa parade: «Nous composons notre carte, très courte, en fonction de la viande que nous recevons, souligne Rafael Rodriguez. Elle change chaque semaine, ce qui nous permet de réduire les risques.» Par ailleurs, si le sanglier, le marcassin et le chamois servis à Montheron sont suisses et sauvages, le cerf provient d’un élevage vaudois et le chevreuil est chassé en Autriche. «Mais je me rends personnellement sur place pour m’assurer de la qualité de la viande», précise le chef. Une manière de combiner deux mondes et de s’assurer une certaine flexibilité. Il en va de même à Perrefitte, où Fabien Mérillat ne dédaigne pas, en cas de besoin, le gibier autrichien, tyrolien ou alsacien. Tout en l’indiquant clairement sur la carte, bien sûr. Moins de kilomètres, moins d’intermédiaires… Alors, acheter du gibier à des chasseurs locaux, la garantie d’un prix bas? Pas exactement: si le prix d’achat au kilo est généralement moins élevé que celui d’une viande d’élevage ou d’importation, une fois le gibier livré à la porte du restaurant, le travail ne fait que commencer. «Il faut encore vider, dépecer et désosser l’animal avant de laisser reposer et mariner la viande, explique Fabien Mérillat. Ajouté au prix d’achat de la bête, ce travail fait grimper l’addition.» Même son de cloche du côté de Grimentz: «Chez un grossiste, vous pouvez acheter un civet de cerf tout prêt pour 8 fr. 50 du kilo, détaille Antoine Ménard. Nous le payons 10 francs aux chasseurs et tout est à faire. Il faut être passionné et avoir une brigade courageuse!»
Mais pour les adeptes de cette chasse de proximité, le jeu en vaut la chandelle. «Le goût de la viande de cerf sauvage est incomparable à celle du gibier d’élevage, assure Antoine Ménard. Elle a beaucoup plus de caractère. Dans une viande sauvage, vous sentez le goût des herbes des Alpes, des fleurs. Des saveurs complexes, que je rapprocherais de celles qui donnent sa personnalité à un bon fromage d’alpage.» Rafael Rodriguez est intarissable lorsque vous lui posez la même question: «Prenez nos sangliers qui ont été chassés dans les forêts du Jorat. Leur viande a le goût de l’humidité, des fruits secs, de la noisette. Une saveur de forêt et de terre.»
Quant à Fabien Mérillat, il insiste sur la dimension émotionnelle: il ne boude jamais son plaisir lorsqu’un client lui demande de raconter quelques anecdotes de chasse. «Par ailleurs, à l’heure où l’on s’interroge de plus en plus sur les conditions de vie et l’alimentation des animaux que l’on consomme, difficile de trouver une viande plus naturelle que la chasse», ajoute le chef du Restaurant de l’Étoile.

Un véritable défi
Du côté des chefs, une viande de gibier fraîche est aussi la garantie d’un travail passionnant en cuisine: ils se surpassent pour respecter au mieux la texture et les arômes complexes de la chasse. Oubliées, les sauces lourdes qui noient si souvent un civet un peu fade. Les trois cuisiniers rivalisent d’inventivité, réduisent les temps de marinade, revisitent les cuissons et les accompagnements. Filet de chevreuil en croûte de noisette, chamois aux quenelles d’ortie ou carpaccio de langue de cerf, les suggestions ont parfois de quoi surprendre. Et le succès est au rendez-vous: les rares enseignes qui se lancent dans la chasse locale attirent une clientèle exigeante et font salle comble durant toute la saison automnale.
Complexe, chronophage, incertain et parfois coûteux, miser sur la chasse locale plutôt que sur l’importation ou l’élevage est à la fois un choix osé et un bel argument pour un établissement. Bref, ces difficultés ne sont que le revers du médaillon.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Une provenance pas toujours très claire

Viande d’élevage ou gibier importé: pas facile d’y voir clair dans l’assortiment qui fait son apparition chaque année au mois d’octobre. D’autant que certains établissements entretiennent plus ou moins sciemment un certain flou autour de la provenance de leurs viandes. Selon la faîtière ProViande, on a importé 3312 tonnes de gibier en 2016 pour 1331 tonnes de viande chassée en Suisse. Un chiffre global qui regroupe à la fois la viande destinée à la restauration et au commerce de détail. Quant à la provenance des produits importés, elle varie en fonction des espèces: les statistiques de l’Administration fédérale des douanes indiquent que l’Autriche est le plus grand fournisseur de cervidés, juste devant la Nouvelle-Zélande. Les sangliers proviennent également pour une bonne part d’Autriche, ainsi que de la République tchèque. Les lièvres, eux, sont essentiellement tirés en Hongrie.