Reportage
Près d’Aarau, le chanvre légal pousse en abondance sous les lampes

À Kölliken, dans la campagne argovienne, la société KannaSwiss cultive des plantes de cannabis contenant moins de 1% de THC. Une production et un marché en plein essor qui intéressent toujours plus d’agriculteurs.

Près d’Aarau, le chanvre légal pousse en abondance sous les lampes

Vu de l’extérieur, c’est un local comme il en existe tant dans les zones industrielles: anonyme, sans la moindre enseigne visible. Mais de fait, c’est une herboristerie pas comme les autres qu’il abrite ici, à Kölliken, petite commune du district de Zofingue (AG). Or KannaSwiss a beau être en plein essor, le siège social de cette petite entreprise n’en reste pas moins très discret. Fondée en 2014, cette société est la première de Suisse à s’être spécialisée dans le CBD, ce chanvre à faible teneur en tétrahydrocannabinol (THC) qui peut être fumé, infusé, transformé en comprimés, en liquide pour cigarette électronique ou en huile. Ce cannabis légal, comme on l’appelle aussi, n’est pas soumis à la loi sur les stupéfiants, qui interdit la culture, la consommation et le commerce du cannabis dès lors que sa teneur en THC est supérieure à 1%. Autorisé à la vente depuis août 2016, il représente une aubaine, pour l’heure saisie seulement par une poignée de cultivateurs. Seuls cinq sont déclarés auprès de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).

Agriculteurs intéressés
Selon des estimations générales, le kilo d’herbe est vendu entre 3000 et 6000 francs aux commerçants qui revendent le CBD entre 14 et 16 francs le gramme. À ce tarif-là, il y a de quoi susciter un intérêt croissant chez certains agriculteurs suisses, en mal de revenus, et qui y voient une possible reconversion. «Nous recevons la visite de nombreux paysans qui souhaitent se renseigner sur la culture du chanvre, reconnaît Heidi Basar, cofondatrice de l’entreprise. Nous les conseillons très volontiers.»
KannaSwiss travaille d’ailleurs déjà avec des agriculteurs, producteurs de chanvre sous serre. Heidi Basar préfère ne pas en dire plus sur leur localisation. Mais il se trouve qu’ils assurent pas moins de 50% de la production de KannaSwiss, les 50% restants étant cultivés dans les locaux de Kölliken.
À l’œil nu, quand nous pénétrons dans la halle de production de KannaSwiss, rien ne permet de distinguer une plante de chanvre légal de la marijuana. Et pourtant, il existe au moins une différence notable, nous explique Ivan Enderli, également cofondateur et jardinier en chef de cette plantation indoor: «Notre chanvre pousse en hauteur et son feuillage est minimal.» Heidi Basar précise: «La différence est toutefois essentiellement génétique.» À l’origine, en effet, le chanvre et la marijuana proviennent de la même variété de Cannabis sativa L., une plante herbacée annuelle de la famille Cannabaceae, désormais considérée comme l’unique espèce du genre botanique Cannabis. Mais afin de répondre aux attentes de consommateurs de drogues, le cannabis a le plus souvent été croisé sélectivement pour contenir de grandes quantités de THC, au détriment du CBD. Soit exactement le contraire de ce que recherchent les associés de KannaSwiss: «Nous sommes la première entreprise européenne à proposer jusqu’à sept souches à faible teneur en THC et à haute teneur en CBD, précise Heidi Basar. Elle sont légales sur les marchés suisse et européen.»

Production biologique
À Kölliken, où s’affaire quasi jour et nuit une équipe de vingt personnes, KannaSwiss est en mesure de vendre jusqu’à 100’000 clones de CBD par mois. «Cela nous demande un travail de suivi constant, explique Ivan. En deux semaines, ces plantes sont capables de fournir 3000 boutures.» Dans ce centre de culture ultramoderne, où les ventilateurs tournent à plein régime afin de maintenir un taux d’oxygène idéal, des spots assurent une luminosité constante et 4000 litres d’eau par jour sont nécessaires à cette culture qu’Ivan compare avec celle des tomates et des cornichons.
KannaSwiss se targue d’être une herboristerie bio, se passant entièrement de pesticides. Si une partie de sa production est livrée sous forme de fleurs, en priorité destinée au marché suisse, elle réalise également une huile, essentiellement exportée, à commencer par les États-Unis, où ce marché de produits dérivés du cannabis est porteur. «Nous nous chargeons personnellement de chaque étape depuis la semence jusqu’au produit final, dans notre laboratoire», souligne Heidi Basar, qui tient à mettre en avant les bienfaits du CBD: «Il a entre autres des effets relaxants et anti­épileptiques. Notre plus jeune client a 5 ans et le plus âgé 99 ans!»
Mais sur les emballages des huiles ou des boîtes de fleurs séchées de KannaSwiss, vous chercherez en vain la moindre notice thérapeutique. Car pour l’OFSP, l’usage du conditionnel est de mise: «D’un point de vue thérapeutique, le cannabidiol ou CBD pourrait avoir de multiples effets: antioxydants, anti-inflammatoires, anticonvulsifs, antiémétiques, anxiolytiques, hypnotiques ou antipsychotiques.» Mais comme aucun d’eux n’est pour l’heure prouvé, «toute mention suggérant un quelconque effet thérapeutique, à l’instar d’un effet calmant ou sédatif, est interdite», précise l’OFSP.
Pour le consommateur, toutefois, le CBD a déjà fait ses preuves. En Suisse, la demande est bien là, comme le relève l’OFSP sur son site internet: «La vente et la fabrication des produits à faible teneur en THC ont fortement augmenté. Un nombre croissant d’entreprises les proposent sur le web, des boutiques spécialisées sur leurs étals et depuis peu, les kiosques fournissent des paquets de chanvre, au même titre que des cigarettes.» Difficile cependant d’obtenir des chiffres illustrant la progression du marché du chanvre légal en Suisse. À ce propos, Heidi Basar se montre nettement moins prolixe. Nous ne saurons rien du chiffre d’affaires de KannaSwiss. Dans l’univers du cannabis, la culture du secret est encore bien vivace.

Texte(s): Nicolas Verdan
Photo(s): Nicolas Verdan

Questions à...

Sandra Helfenstein
Porte-parole de l’Union suisse des paysans

«Une culture jusqu’ici pas rentable»

Le chanvre, dès lors qu’il est autorisé sous conditions en Suisse, est-il une culture comme une autre?
Il y a dix ans, la culture de chanvre pauvre en THC intéressait plus les paysans qu’aujourd’hui. Mais elle reste confinée dans une niche. En effet, la production de fibres et autres dérivés du chanvre s’est avérée peu rentable. De plus, il est complexe de distinguer à l’œil nu une plante riche en THC d’une autre. Par conséquent, cela représenterait une difficulté pour les paysans qui devraient tout à la fois gérer la surveillance de leurs champs et se soumettre à des contrôles réguliers.

La culture de chanvre sans THC est-elle une option envisageable pour les agri­culteurs suisses en quête de reconversion?
Ce n’est pas aux paysans, mais à la société de se prononcer sur cette question. Il ne faut toutefois pas oublier que la fonction première de l’agriculture consiste à produire de la nourriture.

En chiffres

Le cannabis légal en Suisse, c’est…

  • 5 producteurs de chanvre sont actuellement déclarés auprès de l’Office fédéral de la santé publique.
  • 2016: en août de cette année-là, les ventes de chanvre sans THC commencent en Suisse.
  • 25%: le taux de taxation du cannabis légal, soit le même que celui du tabac.
  • 14 à 16 fr.: le prix du gramme d’herbe de CBD vendu au consommateur.