Du Côté alémanique
Ces soirs où la ferme entre en scène

De mai à octobre, une trentaine de fermes de Suisse alémanique accueillent la tournée du Hof-Theater, une troupe de théâtre itinérante qui ne se produit que dans des exploitations agricoles. Reportage à Brunnenthal (SO), chez la famille Ziegler.

Ces soirs où la ferme entre en scène

«Il fait un temps de chien, la ferme est quasiment impossible à trouver, et pourtant, ce soir, nous affichons complet!» Barblin Leggio et Hans Peter Incondi, les deux comédiens professionnels qui s’apprêtent à monter sur scène, n’en reviennent pas. Dans le petit village de Brunnenthal (SO), la grange de la ferme Ziegler, transformée en salle de théâtre pour une soirée, est archipleine. Venues des régions soleuroise et bernoise, plus de 150 personnes ont pris place, chaudement habillées, sur des balles de paille installées en gradins.

Il est 20 heures, la grange, battue par la pluie, est plongée dans l’obscurité. Malgré un drap tendu à l’entrée de la salle, quelques courants tourbillonnent dans le rural et les spectateurs étendent sur leurs jambes des couvertures fournies à l’entrée. Il en faut plus pour déstabiliser les deux acteurs qui tournent avec le Hof-Theater durant toute la saison 2017. Quel que soit le temps, ils interprètent, dans la pièce Zwei wie Bonnie & Clyde, les rôles de Manni et Chantal, deux apprentis gangsters qui se cachent dans une ferme et aspirent à ressembler au fameux couple de gangsters américains… mais sans le même talent pour les braquages.
Les deux comédiens sont arrivés en compagnie de leur régisseur en fin d’après-midi chez Andre et Nicole Ziegler, avec, dans leur camionnette, les décors et le nécessaire technique à la représentation. Deux heures et demie plus tard, la grange des Ziegler, dont la vocation première est de stocker fourrage et matériel, est métamorphosée. Une simple planche de quelques mètres carrés posée, elle aussi, sur des balles de paille, fait office de scène. Hans Peter Incondi l’a calée à l’horizontale à l’aide… d’un bloc de sel à lécher! Les rampes de lumières sont suspendues aux poutres de la charpente. Quant à la régie, elle est posée contre la porte du pont de grange.

Spectateurs de tous horizons
Dans le public, l’atmosphère est bon enfant. Le chat de la ferme ne s’y est pas trompé et se faufile entre les jambes des spectateurs, quémandant quelques caresses. Malgré sa rusticité, la salle de théâtre improvisée n’en est pas moins chaleureuse. Amateurs de théâtre ou propriétaires de chevaux en pension à la ferme Ziegler, citadins ou ruraux, tous se mélangent joyeusement, en quête du même plaisir. Dès les premières répliques, les rires ne se font du reste pas attendre. «C’est bon signe, glisse Hans Peter Incondi à l’entracte. Cela veut dire que les gens sont à l’aise!»

Productions… culturelles
Auparavant, le public a pu se restaurer grâce aux menus confectionnés par les ­Ziegler et leurs amis. «Chaque représentation est systématiquement précédée par un véritable repas dont l’agriculteur est entièrement responsable. Les bénéfices de la restauration lui sont d’ailleurs totalement réservés. De même que 7 francs sur les 32 que coûte une place», explique Hans Peter Incondi, qui gère l’organisation du Hof-Theater depuis ses débuts (voir encadré ci-dessous).
Le potentiel économique n’est pas le seul argument à avoir convaincu Andre et Nicole Ziegler d’accueillir une étape de la tournée du Hof-Theater. «On aime organiser des événements culturels», témoigne le couple de trentenaires, qui exploite ce domaine de productions fruitières et céréalières depuis 2009. Projections de cinéma, lectures, débats: les Ziegler ont l’habitude de donner à leur ferme une autre vocation qu’un lieu de production de matières premières. «Accueillir une

représentation théâtrale était l’occasion rêvée pour élargir notre public d’habitués et aussi pour nous faire connaître!»
Car la ferme Ziegler tire la majeure partie de ses revenus de la livraison hebdomadaire de paniers de produits du terroir ainsi que des ventes de fruits réalisées au magasin à la ferme. «Chaque semaine, nous sommes en contact avec des centaines de clients via la vente directe. C’était donc assez facile de faire de la publicité pour un événement que nous organisons.»
Pour Hans Peter Incondi, c’est là une des conditions de la réussite du Hof-Theater. «Pour ne pas être déficitaire, on doit remplir les salles. Et pour cela, on préfère toujours travailler avec des exploitants qui ont un bon réseau de clients, qui sont équipés pour recevoir du monde et qui ont par exemple l’habitude de gérer un parking.»

Faire avec le coq ou le chien
Jouer sur une scène improvisée, s’adapter à des conditions différentes chaque jour: le Hof-Theater exige des comédiens – qui diffèrent chaque année – passablement de flexibilité. «Pas tant dans nos textes et notre jeu, mais c’est clair que nos entrées et nos sorties de scène doivent être repensées avant chaque représentation, en fonction de l’organisation des lieux», confie Hans Peter Incondi. «On doit surtout s’attendre à tout et ne pas se laisser déstabiliser par un coq qui chante ou un chien qui aboie!» sourit Barblin Leggio.
Il est 22 h 30. Les applaudissements cessent après avoir duré longtemps. Sitôt descendus de scène, les comédiens prennent à peine le temps d’échanger quelques mots avec les spectateurs. Il faut vite démonter le décor ainsi que les lumières, se préparer déjà à repartir pour la prochaine représentation. Et laisser la grange retrouver son rôle premier!

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller

En chiffres

Le Zieglerhof, c’est:
15 hectares de surfaces agricoles utiles.
2 hectares de cultures fruitières basse tige pour la vente directe.
20 chevaux en pension.
250 clients qui reçoivent toutes les semaines un panier de produits locaux, en collaboration avec d’autres exploitations de la région.
+ d’infos www.zieglerhof.ch; www.buurontour.ch

Le succès du Hof-Theater va croissant

C’est désormais une institution dans les campagnes alémaniques: quand le Hof-Theater est annoncé dans un village trois à quatre mois à l’avance, les places s’arrachent. Et nombreux sont les agriculteurs à souhaiter accueillir une représentation. «On est même obligés de refuser d’agrandir la tournée, faute de temps», confie Hans Peter Incondi, cheville ouvrière du Hof-Theater depuis sa création en 2005. «On a commencé avec une tournée dans quatre fermes. Cette année, on s’est produit à 35 reprises, d’Appenzell au Haut-Valais, en passant par Bâle campagne et Schaffhouse!» Initiative unique en Suisse, le Hof-Theater se déplace aussi bien en plaine qu’à la montagne. «Aux Grisons, nous jouons à 1800 métres d’altitude. Et à Glaris, la scène est montée dans un chalet d’alpage, où on ne peut pas accéder en véhicule. Mais ça ne nous empêche pas de remplir la salle… enfin l’étable!» Quant à la programmation de la pièce qui part en tournée pour toute une saison, Hans Peter Incondi veille à ce qu’elle ait toujours un lien, même ténu, avec la campagne et l’agriculture. L’an passé, l’intrigue se déroulait dans un chœur-mixte de village, faisant ainsi écho aux réalités de la vie rurale.
+ d’infos www.hof-theater.ch