Forêt
Ça sent le sapin pour l’épicéa suisse

Les forêts suisses subiront de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique, selon une récente étude menée à l’échelle nationale. L’épicéa est en première ligne.

Ça sent le sapin pour l’épicéa suisse

L’épicéa, essence emblématique des forêts suisses, est en danger. C’est lune des conclusions d’une étude menée conjointement par l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) et l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) depuis 2009. Ce programme de recherche a mobilisé plus de 300 scientifiques suisses autour de 42 sujets d’étude distincts, pour un budget de 11 millions de francs. Pour analyser les effets du réchauffement climatique sur les forêts du pays, il a d’abord fallu définir des scénarios réalistes. «Nous sommes partis des données de MétéoSuisse, explique Peter Brang, qui a supervisé le programme de recherche au sein du WSL. Sachant que la température moyenne a augmenté de 1,9 degré depuis le début de l’ère industrielle en Suisse, on table sur 3 à 4 degrés de plus d’ici à la fin du XXIe siècle.»

Deux menaces planent
Si l’épicéa est particulièrement concerné par les changements climatiques, c’est parce que ce résineux est plus sensible qu’il ne le laisse penser. Cette essence qui représente aujourd’hui près de 40% des arbres du pays subira de plein fouet les effets du réchauffement. «La première menace, c’est la sécheresse, note Peter Brang. L’épicéa ne supporte pas bien les épisodes caniculaires. Or, on sait qu’ils vont se multiplier, provoquant un cercle vicieux aux effets désastreux: s’il fait plus chaud, l’arbre a besoin de plus d’eau, alors que les précipitations seront justement plus rares.» Le second danger qui guette l’épicéa a six pattes et une paire d’antennes. Il s’agit du bostryche, ou scolyte typographe, un coléoptère qui doit son surnom aux galeries qu’il creuse sous l’écorce. «Il y a plusieurs espèces de parasites qui s’attaquent aux arbres, rappelle Peter Brang. Mais le typographe, lui, cible presque exclusivement l’épicéa.» La chaleur ne fragilise pas seulement les conifères, elle dynamise aussi les populations de scolytes, qui se multiplient plus rapidement.
Aux sceptiques qui préfèrent ne voir dans les résultats du WSL que des projections abstraites, le scientifique répond que la canicule de 2003, accompagnée d’une invasion de typographes, a prouvé la vulnérabilité de l’épicéa: «La mortalité a été sans précédent. Et pourtant, ce n’était qu’une période caniculaire isolée. Selon les projections des climatologues, des étés aussi chauds que celui de 2003 seront la norme une année sur deux à la fin du siècle. Si l’on ne fait rien, une forêt d’épicéas peut mourir en l’espace d’un été!»
On parle donc d’une véritable extinction programmée, notamment sur le Plateau, et ce dans un délai de quelques décennies à peine. Bien sûr, tous les épicéas ne subiront pas le même sort, leur situation géographique étant déterminante. Les zones de basse altitude et les versants orientés plein sud, par exemple, seront les premières victimes de la sécheresse, alors que certaines régions plus humides ou plus fraîches pourraient voir l’espèce subsister. Mais elles se réduisent drastiquement: avec la hausse des températures, la limite inférieure d’altitude des forêts d’épicéas devrait monter de 500 à 700 mètres, tandis que leur limite supérieure, imposée par un sol rocailleux peu propice, ne bouge que très lentement. Ajoutez à cela la concurrence d’espèces plus résistantes (voir encadré) et vous obtenez un tableau qui a de quoi faire frémir les acteurs de la filière du bois.

Le gagne-pain du forestier
Si l’économie forestière est si attentive à cette problématique, c’est parce que l’épicéa est l’essence la plus répandue en Suisse: selon les derniers chiffres de l’OFEV, il représente 43,7% des arbres du pays, loin devant le hêtre (18,1%) et le sapin blanc (14,9%). Et sa essences-arbresplace sur le marché est énorme: plus des deux tiers des revenus de la branche proviennent de l’épicéa. «C’est l’arbre de construction par excellence, dit Ferdinand Oberer, ingénieur forestier et rédacteur en chef de la revue spécialisée Wald und Holz. Son grand avantage est que grâce à son homogénéité et à son tronc droit, sa transformation est industrialisable. C’est ce qui lui a permis de se faire une place parmi les matériaux de construction les plus utilisés. Cet arbre, c’est le gagne-pain du forestier.»

Un défi pour la sylviculture
Autant de qualités qui feront de la disparition de l’épicéa un véritable défi pour la sylviculture suisse. Certes, il est remplaçable, notamment par le hêtre, qui résiste d’ailleurs à des contraintes plus élevées. «Mais notre industrie n’est pas capable de travailler le hêtre dans les mêmes quantités que le résineux, relève Ferdinand Oberer. Son bois est beaucoup plus hétérogène.» Une difficulté qui se répercute directement sur les coûts et qui pourrait, sur le marché des matériaux de construction, nuire à la compétitivité du bois face au béton et à l’acier. Un risque sur lequel insiste également Daniel Ingold, directeur de l’antenne romande de l’organe faîtier de la filière bois, Lignum: «On doit déjà se battre pour promouvoir le bois suisse. S’il se raréfie, cela ne fera quamplifier le problème.»

Arbres contre paravalanches
Une autre piste pourrait être l’introduction d’essences aux qualités similaires, comme le sapin de Douglas, originaire d’Amérique du Nord, qui est déjà présent sur le territoire. Avec les craintes que cela suppose: il faudra déterminer si cette variété importée risque de porter préjudice aux essences locales. «Le problème, c’est que la filière du bois est très morcelée, ajoute encore Ferdinand Oberer. Entre les forestiers, les scieurs et les charpentiers, il n’est pas facile de développer une stratégie commune.»
Parler de prévention lorsque l’ennemi est un phénomène climatique global peut sembler illusoire. La réponse de Peter Brang est immédiate: «A-t-on vraiment le choix? Rester sans rien faire n’est pas une option.» Pour le scientifique, la solution passera par une gestion efficace des essences et par une réflexion de fond sur le rôle de nos forêts: «Une forêt protectrice qui disparaît, cela coûte cher. Des épicéas sont bien plus économiques que des paravalanches.»
Le résultat de l’étude du WSL et de l’OFEV consiste donc en une liste de recommandations d’essences à favoriser en fonction des conditions écologiques et du relief. L’objectif est d’assurer une transition en souplesse. Mais plus de sauver l’épicéa: dans les zones les plus sèches, les forestiers ne laisseront sans doute même pas pousser les jeunes arbres. On a souvent l’impression que le changement climatique est un concept abstrait. Dans nos forêts, il suffira bientôt de lever le nez pour le voir.

+ D’infos www.wsl.ch

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

Et le fameux bois de résonance du Risoud?

On ne présente plus les forêts du Risoud, ce massif du Jura vaudois où poussent des épicéas plusieurs fois centenaires. Leur bois serré et parfaitement droit vaut aux plus beaux d’entre eux d’être choisis comme bois de résonance par les luthiers. Autant dire que la disparition de l’épicéa nuirait à ce secteur, qui, s’il représente une niche, n’en contribue pas moins au rayonnement de la région. Mais les forestiers du Risoud ne s’inquiètent pas pour l’instant: «Le climat de la région est froid et le restera, même avec une légère hausse, confie Christophe Piguet, garde forestier du Brassus (VD). Par ailleurs, nos épicéas sont habitués à se passer d’eau, parce que le sol calcaire est très drainant.» Pas de panique, mais une situation à suivre: une hausse des températures pourrait augmenter la vitesse de croissance des épicéas, ce qui élargirait leurs cernes et les rendrait moins adaptés à la lutherie.

Bon à savoir

Si l’épicéa souffre du réchauffement climatique, d’autres essences qui s’accommodent mieux de la chaleur devraient se multiplier sous nos latitudes. C’est le cas notamment du chêne sessile, du cerisier et du tilleul, qui supportent sans broncher de fréquents épisodes de sécheresse. Ces feuillus verront leur aire de répartition s’agrandir et s’élanceront à l’assaut des forêts de faible et de moyenne altitude, d’où ils étaient absents jusqu’ici. Du côté des résineux, le sapin de Douglas, originaire  d’Amérique, pourrait lui aussi prendre de plus en plus de place dans nos forêts. Parce qu’il est résistant, mais aussi parce qu’il intéresse ­l’industrie du bois.