Politique agricole
Berne suscite l’ire du monde paysan

En dévoilant sa vision de la politique agricole 2022, le Conseil fédéral a mis le monde paysan en colère. Les raisons de la grogne? Le manque de prise en considération de la récente votation sur la sécurité alimentaire et la volonté affichée d’ouvrir encore plus les frontières. Tour d’horizon.

Berne suscite l’ire du monde paysan

Le 24 septembre dernier, l’Union suisse des paysans – et avec elle la quasi-totalité du monde agricole helvétique – savourait une grande victoire. Celle d’avoir réussi à convaincre près de 80% de la population d’inscrire dans la Constitution fédérale le concept de sécurité alimentaire. Mais l’élan d’enthousiasme qui a suivi la votation aura été de courte durée. La semaine dernière, le Conseil fédéral a envoyé un tout autre message aux professionnels de la branche en dévoilant les grandes lignes de la prochaine politique agricole: ouverture des frontières et verdissement de l’agriculture seront au menu des paysans dès 2022. Pour Berne, la priorité est d’améliorer la compétitivité d’une agriculture helvétique jugée en retard par rapport aux autres pays et de réduire encore davantage son empreinte écologique. Pas d’assurer la sécurité alimentaire.

Tromperie dénoncée
Le constat dressé dans le document intitulé «Vue d’ensemble du développement à moyen terme de la politique agricole», qui servira de base à l’élaboration de la future PA 2022+, est sévère. Berne y dénonce en premier lieu la «forte dépendance au soutien étatique» d’une agriculture qu’elle juge «manquer de compétitivité». Selon les auteurs de l’étude, si le tourisme d’achat est élevé, c’est parce que les aliments et produits agricoles sont trop chers, cela en raison d’un manque de pression sur les coûts de production. Une réflexion qui fait bondir Pierre-Yves Perrin, directeur de la Fédération suisse des producteurs de céréales, qui n’y voit rien de moins qu’«une forme de malhonnêteté intellectuelle»: «Faire croire aux consommateurs qu’ils seront gagnants si l’on fait pression sur les prix des matières premières comme le blé est totalement illusoire. On aura toujours du pain suisse à 4 fr. 20 le kilo contre 2 fr. 50 dans le reste de l’Union européenne! Jamais la baisse du prix des matières premières ne sera effectivement répercutée jusqu’au consommateur.» Pour Pierre-Yves Perrin, ce n’est pas seulement la production qui est menacée, mais tous les échelons de la filière céréalière. «Nous allons devoir importer davantage de produits de boulangerie. Cela va totalement à l’encontre de la votation du 24 septembre dernier.»

Une ouverture «supportable»
L’ouverture des frontières est pourtant jugée «supportable» pour les producteurs par les auteurs du rapport, entre autres grâce à la mise en place de mesures d’accompagnement. Adrian Schütz, vice-directeur de Suisseporcs, n’y croit pas du tout: «Libéraliser davantage le marché provoquera un effondrement de la production porcine helvétique. On compare à tort les coûts de production helvétiques avec ceux des autres pays sans tenir compte des standards et des exigences légales, beaucoup plus élevés chez nous!» La filière porcine suisse couvre aujourd’hui 95% de la demande nationale. «Si l’on ouvre davantage les frontières, ce pourcentage pourrait être divisé par deux. Le consommateur souhaite-t-il vraiment de la viande de porc brésilienne sur les étals? J’en doute!»
Pour Berne, la forte protection douanière actuelle – que l’OCDE estime à près de 3,5 milliards de francs – est un frein, car elle est responsable du «retard pris par l’agriculture suisse dans son développement structurel par rapport à d’autres pays, ce qui se traduit par des déficits de productivité.» «Mais comment voulez-vous que nos structures maraîchères, qui évoluent déjà dans un marché national extrêmement concurrentiel, puissent régater avec des exploitations allemandes d’un millier d’hectares? C’est juste impossible!», s’emporte Jimmy Mariéthoz, directeur de l’Union maraîchère suisse, qui voit dans le projet du Conseil fédéral une menace «existentielle» pour la branche légumière.

«Boom de l’export? Un leurre!»
Si les auteurs de l’étude reconnaissent que la suppression – même partielle – de la protection douanière représente un immense défi, ils y voient aussi de nouvelles opportunités commerciales, notamment à l’exportation. Un leurre, aux yeux de Philippe Bardet, directeur de l’Interprofession du gruyère. «Nous avons réussi à exporter nos fromages grâce à des moyens conséquents alloués à la branche pendant des années! C’est illusoire de croire que nos produits peuvent tous se démarquer, surtout s’ils ne bénéficient pas d’une appellation.»
La libéralisation fait l’unanimité contre elle, mais la poursuite du verdissement de la politique agricole fait par contre des heureux. À commencer par les organisations de défense de l’environnement (voir ci-dessous). Pour Jimmy Mariéthoz, le secteur primaire a pris depuis longtemps déjà conscience de cette volonté d’extensification. «C’est par des incitations qu’on diminuera l’empreinte écologique de l’agriculture, pas par des interdictions!, insiste-t-il. Pour relever ce gigantesque défi, on a vraiment besoin de stabilité économique. Si Berne renonce à la protection douanière et relève simultanément ses exigences en termes d’utilisation de produits phytosanitaires, ce sera en quelque sorte la double peine.»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): DR

De quoi parle-t-on?

La politique agricole 2014-17 arrive à son terme, mais elle se poursuivra dans ses grandes lignes entre 2018 et 2021. Avec la publication de cette «Vue d’ensemble du développement à moyen terme de la politique agricole», le Conseil fédéral annonce les tendances de sa future politique agricole à partir de 2022. Celle-ci sera mise en consultation puis votée en 2019 et 2020.

La PA 2022+ fait des mécontents... et des heureux!

Jacques Bourgeois, Directeur de l’Union suisse des paysans

«C’est une déclaration de guerre. Le Conseil fédéral fait fi de la volonté populaire en ne tenant absolument pas compte des résultats de la votation du 24 septembre dernier. Il n’est en effet aucunement question de sécurité alimentaire dans ce rapport, par ailleurs truffé d’interprétations subjectives. Jamais le consommateur ne profitera d’une prétendue baisse des prix. Par ailleurs, il n’y a aucune logique dans ce rapport. Le Conseil fédéral promet en effet de compenser le manque à gagner des exploitants provoqué par la libéralisation avec la manne fédérale. C’est de l’assistanat déguisé et c’est exactement ce qu’on cherche à éviter! Nous voulons des produits qui soient payés à leur juste valeur.»


Martin Bossard, Coprésident de l’Alliance agraire

«L’Alliance agraire – qui regroupe des organisations de consommateurs, de la protection de l’environnement ainsi que de l’agriculture, comme Biosuisse et IP Suisse – salue la volonté de vouloir pousser l’écologisation de notre agriculture. En effet, aucun des treize objectifs environnementaux pour ce secteur n’est atteint pour l’instant. Il faut absolument poursuivre les efforts. Quant à la libéralisation des marchés, c’est, qu’on le veuille ou non, un défi pour les temps à venir. L’analyse publiée dans ce rapport était donc tout à fait prévisible et s’y opposer n’est clairement pas constructif. Nous ne sommes pas fondamentalement contre l’ouverture des marchés, mais voulons qu’elle soit durable et accompagnée d’un cadre légal.»


Andreas Bosshard, Directeur de Vision agriculture

«Remettre en question la protection à la frontière est une bonne chose. En l’état, les taxes douanières créent une forme d’injustice, empêchant des pays pauvres d’accéder à notre marché. Elles génèrent également une bureaucratie gigantesque et coûteuse et sont responsables d’une agriculture intensive et polluante. La libéralisation constitue certes un grand défi, mais si elle veut rester un pays exportateur, la Suisse sera tôt ou tard forcée d’ouvrir ses frontières. Par ailleurs, l’agriculture helvétique est, à l’échelle européenne, parmi les moins performantes en termes environnementaux, et cela doit changer. La décision du Conseil fédéral de poursuivre sur cette voie du verdissement est donc à saluer.»


Charles-Bernard Bolay, Président d’Uniterre

«Cette publication vient malheureusement confirmer nos inquiétudes. En effet, durant toute la campagne sur la sécurité alimentaire, nous n’avons eu de cesse de rappeler le risque de multiplication des accords de libre-échange. Voilà qu’il se confirme! Il est donc d’autant plus important de s’engager pour la souveraineté alimentaire, qui préconise un marché équitable, dans le respect de tous les acteurs. L’État prévoit d’allouer des moyens supplémentaires pour atténuer les effets de cette ouverture des marchés, mais cela rendra les paysannes et les paysans encore plus dépendants de son intervention. C’est en complète contradiction avec l’esprit entrepreneurial prôné par le Conseil fédéral!»


Océane Dayer, Porte-parole du WWF

«Nous sommes soulagés que le Conseil fédéral reconnaisse les déficits écologiques de notre agriculture et qu’il veuille enfin réaliser des améliorations. La production suisse de matières premières agricoles accuse des retards en matière de réduction des pesticides, de promotion de la biodiversité et de protection des terres cultivées. Renforcer l’orientation écologique de l’agriculture va dans le sens du nouvel article constitutionnel et de la volonté du peuple. Il faut protéger n    os bases de production – l’eau, l’air, le sol et la biodiversité – pour assurer la sécurité alimentaire. Quant à l’ouverture des frontières, nous n’y sommes pas opposés. Mais son impact social et environnemental doit être positif.»