Spécial 120 ans
Auguste Maeder, le corsaire qui a vendu sa vache pour 40 centimes

Chaque mois, nous partons à la rencontre d’une personnalité qui a marqué le monde agricole romand ces cent vingt dernières années. Au milieu du XXe siècle, Auguste Maeder savait déjà «faire le buzz».

Auguste Maeder, le corsaire qui a vendu sa vache pour 40 centimes

S’il est un nom emblématique de la mobilisation pour un prix équitable du lait, c’est bien le sien. Auguste Maeder, qui signe ses pamphlets ironiques et ses chroniques acérées de son diminutif «Gugu», incarne une agriculture suisse qui sait faire parler d’elle. Aujourd’hui, on dirait qu’il a compris comment «faire le buzz». Dans l’immédiat après-guerre, selon que l’on est du côté des producteurs laitiers ou de l’économie, on considère plutôt ce paysan staviacois comme un héroïque tribun ou comme un dangereux agitateur. Ce qui est sûr, c’est que ce personnage haut en couleur ne laisse personne indifférent.
En témoignent les hommages qui remplissent jusqu’à deux pages dans les quotidiens régionaux au moment de sa disparition, en octobre 1977. Forcément enthousiastes, ces nécrologies permettent néanmoins de dégager quelques lignes biographiques. Auguste Maeder naît le 1er septembre 1900 à Estavayer-le-Lac (FR). Il grandit dans la ferme familiale des Moulins. «Avec mon caractère irascible, emporté et colérique, qui étouffait un bon et brave cœur, j’ai tant fait pleurer ma bonne mère et souffrir mon brave père», confessera-t-il plus tard. On sait qu’il part en Suisse alémanique durant quelque temps avant de reprendre le domaine familial. Marié à Marie Vogelbacher, il est le père de trois fils.

«Charmante», vache engagée

C’est en 1947 qu’Auguste Maeder fait parler de lui: il participe au lancement de l’Union romande des agriculteurs qui, pour réclamer une hausse du prix du lait, organise une grève de 48 heures. Une «manifestation de protestation et de mauvaise humeur à l’égard de Berne», dit le chroniqueur du Républicain, journal auquel collabore régulièrement – et parfois bénévolement – Gugu. Une parenthèse de deux jours durant laquelle les paysans romands refusent de livrer leur production à l’industrie et préfèrent la vendre directement sur leurs exploitations ou la jeter.
Pour avoir encouragé ses collègues, Auguste Maeder est condamné à payer une lourde amende. Afin de s’acquitter de la douloureuse, «Gugu» promet de vendre l’une de ses vaches au plus offrant. Le 13 février 1951, l’huissier de l’Office des poursuites de la Broye qui doit procéder au recouvrement découvre une ferme occupée par plus de 2000 paysans venus de toute la Romandie pour apporter leur soutien à un Auguste Maeder qui a le sens du décorum: à un mât flotte un drapeau noir frappé d’une tête de mort. Charmante est menée dans la cour et les enchères commencent. Mais rien n’est laissé au hasard, et les paysans ont reçu des instructions. Deux mises, et les enchères s’arrêtent… à 40 centimes, soit le prix d’un litre de lait. Acquise par un éleveur valaisan, la vache part alors pour un cortège triomphal autour de la ville avant de réintégrer son étable.
L’histoire a un retentissement national. Cocasse, elle jette aussi un coup de projecteur sur les conditions de vie des agriculteurs des années 1950.

Des champs aux chemins

«Gugu», quant à lui, est propulsé au rang d’icône de la lutte paysanne. Il prend la plume pour transmettre ses idées, fonde Le Paysan Enchaîné, rebaptisé L’Éperon. Dans ses textes enflammés, politique agricole, histoires de la vie broyarde et discours religieux se mélangent au gré des humeurs du personnage qui se réclame de l’«individualisme anarchique».
Lorsqu’il laisse la ferme à l’un de ses fils, Auguste Maeder devient le cantonnier d’Estavayer. Son quotidien, c’est le gravier des chemins qu’il retape, comble, huile pour les rendre «tip top». En 1963, Gugu publie Le Testament du vieux cantonnier, un texte qu’il présente comme un «petit conte de carnaval», une autobiographie farfelue dans laquelle le paysan-cantonnier promet «un fouillis de faits authentiques et véridiques». Promesse tenue, en tout cas pour ce qui est du fouillis! Or, il existe un témoignage plus intime que cette passe d’armes journalistique: les Archives de l’État de Fribourg conservent l’agenda de Gugu. Dans ce grand cahier, on suit le quotidien de la ferme raconté en termes brefs et d’un trait nerveux. «Conduit la truie au verrat», «Arraché pdt, 120 sacs. Assemblée union agricole». Le 17 octobre 1977, veille de son décès, un Auguste Maeder malade tient, encore, à entretenir les routes: «Fauché herbe et brûlé feuilles du chemin.»

 

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Marcel G.