Reportage
Au cœur du domaine des Dix vins, l’encépagement fait de la résistance

Dans son vignoble d’Hermance (GE), Raphaël Piuz mise résolument sur les cépages interspécifiques robustes face aux maladies fongiques. En 2030, ceux-ci auront entièrement remplacé les variétés traditionnelles.

Au cœur du domaine des Dix vins, l’encépagement fait de la résistance

Équinoxe, Lune blanche, Ève… Beaucoup de bouteilles du Domaine des Dix vins, sur la rive sud du Léman, affichent des noms à la poésie un peu cryptique, qui trouve son écho dans de magnifiques étiquettes. Et pour cause: si les pinots, chardonnays et autres variétés traditionnelles y ont également droit de cité, la gamme de Raphaël Piuz repose de plus en plus sur des cépages résistants aux maladies fongiques issus de croisements entre Vitis vinifera et ses cousines sauvages. Et avec 65 piwis – pour pilzwiderstandfähig, soit résistant aux champignons en allemand – sur 72 au total, le Genevois fait figure de pionnier en terres romandes.

Changer le capital végétal
La démarche de Raphaël Piuz s’inscrit dans le prolongement d’une gestion écologique de son vignoble de 4 hectares. «En 2014, une année difficile, j’ai perdu tout mon chardonnay malgré une vingtaine de traitements en bio contre l’oïdium, se souvient-il. C’était épuisant et peu convaincant. La solution passait par un changement de mon capital végétal.» Dès 2015, le vigneron s’attelle donc à arracher ses cépages traditionnels, à raison de 10% par an, «en commençant par les plus sensibles, les pourrisseux et les vignes les plus âgées». Aujourd’hui, 70% de ses parcelles sont plantées de variétés résistantes. Si le Genevois affirme vouloir «calmer un peu le rythme», le but est bien un domaine 100% piwis à l’horizon 2030. «C’est une prise de risque, admet-il. J’ai aujourd’hui 6000 m2 qui ne sont pas en production, et les résistants passent souvent pour être incapables de produire de bons vins, ce qui est faux. Mais cette démarche ne tolère pas de concessions. Je me suis dit: ça passe ou je me casse.»

Raphaël Piuz fait office de «crash test pour l’ensemble de la profession», comme il le dit en souriant. Et il partage volontiers son expérience. «Ce que fait Raphaël est atypique, surtout en Suisse romande, souligne David Marchand, qui suit attentivement l’évolution des Dix vins avec ses collègues du FiBL. Mais après les pertes massives dues au mildiou en 2021, l’intérêt pour les cépages résistants a explosé.»

Des incompatibilités à accepter
Le producteur d’Hermance aurait pu s’en tenir aux variétés issues des sélections d’Agroscope ou de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement en France. Mais pour ce musicien qui a fait sonner son accordéon et ses platines pendant quinze ans sous les couleurs joyeuses et bariolées du Gypsy Sound System Orkestra, avec sa compagne Olga, le métissage est un mode de pensée. D’autant qu’il a profité de 1500 concerts dans 40 pays pour nouer des contacts avec des pépiniéristes un peu partout. «Mais je n’achète que des plants  européens pourvus d’un passeport phytosanitaire.»

Les résultats sont évidents. «J’ai réduit les traitements de 80% et les sous-dose largement. Y renoncer totalement affaiblirait toutefois la capacité de résistance des vignes en favorisant des formes plus agressives de mildiou ou d’oïdium.» S’il a entrepris de dédensifier ses rangs (en enherbement spontané y compris sur le cavaillon) et de remonter ses fils porteurs, c’est plutôt dans le cadre général d’une culture axée sur la résilience de la vigne. «Mais il faut parfois composer avec des incompatibilités entre le terroir, le porte-greffes et le plant. Le chambourcin et le 8C, ça ne marche pas… sans que je me l’explique», confie Raphaël Piuz. «Du point de vue cultural, passer aux résistants allège la dépendance aux aléas sanitaires et diminue l’entretien», relève de son côté David Marchand.

Davantage de travail en cave
En cave, en revanche, ce sont 72 microcuvées qui démarrent à chaque vendange. «C’est du boulot! Mais cela offre beaucoup de points de comparaison.» Le musicien en lui prend alors le relais et assemble en cherchant l’harmonie et la personnalité. «En restant dans le cadre de génétiques apparentées. Mais si un monocépage tient la route, on en fait une mise!» À terme, Raphaël Piuz ambitionne de créer ainsi autant de cuvées qu’il aura de variétés résistantes, à raison de 6 à 12 cuvées annuelles, en fonction du millésime. Une gamme dont l’appellation, Clos des indécents, offrira une pirouette contrapuntique aux Dix vins. En guise de ligne de basse de sa fantaisie, le vigneron joue sur un principe: faire des vins «qui suscitent l’appétit sans écœurer» – et dont il contrôle l’acidité, l’astringence et le taux d’alcool. «La première dégustation d’un cépage au nom inconnu est cruciale, observe-t-il. Mais je suis convaincu que les consommateurs comprennent de mieux en mieux la logique écologique des variétés résistantes. Et je mise aussi sur le développement de nouveaux croisements à partir de cépages suisses emblématiques comme le chasselas.»

Les œnophiles prêts à faire bon accueil aux piwis? David Marchand le pense: «Ce sont des variétés souvent dénigrées par les professionnels, mais appréciées des clients, avec des profils aromatiques marqués.» Certes, les traditionnelles ont encore de l’avenir. «Actuellement, 2% du vignoble romand est encépagé en résistants, et 8% en Suisse alémanique. On va sans doute atteindre les 20% au maximum… à moins que des années comme 2021 se multiplient. Et elles deviennent plus fréquentes.»

+ d’infos domainedesdixvins.com

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): Blaise Guignard

Questions à...

Roland Lenz, président de l’association PIWI-CH

Quelles sont les actions entreprises par votre organisation?
Nous sommes 130 membres actifs et nous nous engageons pour les cépages résistants aux champignons. Nous organisons des wine & dine, des journées de formation continue et des dégustations, notamment à Agrovina. On publie aussi une brochure périodique, PIWI Weinzeit.

Vous avez trente ans d’expérience avec les cépages résistants. Le constat est-il positif?
Je ne vois que des avantages: 90% d’économie d’intrants et une renonciation totale au cuivre, 50% de réduction des trajets en tracteur, 40% de travail en moins et 20% de diminution du gaspillage alimentaire vu l’absence de pourriture. Et cela permet de créer
de nouveaux styles de vin intéressants pour les jeunes amateurs!

Un vignoble 100% résistant, est-ce une bonne idée?
Depuis 1994, nous avons planté 35 variétés résistantes sur une surface de 22 hectares, soit 80% de nos vignes. En 2021, nous avons constaté la différence: divico, solaris et autres ont donné des rendements maximums, alors que des parcelles de pinot noir conventionnel de voisins n’en avaient aucun… Et la demande est énorme depuis des années, si bien que nous nous agrandissons constamment. Cela n’est possible que parce que les vins sont également convaincants.

+ d’infos piwi-international.de