Reportage
Au bout du fil, des paysans dialoguent sans filtre

La ligne «Terre d’appel» permet d’échanger en direct avec des agriculteurs sur des thèmes d’actualité, comme les pesticides ou le bien-être animal. Une manière de rapprocher le grand public de la réalité du monde rural.

Au bout du fil, des paysans dialoguent sans filtre
Alors qu’il s’apprête à monter sur son tracteur, Christophe Courtois, agriculteur à Versoix (GE), décroche son téléphone. Au bout du fil, un habitant de la région a plusieurs questions à lui poser sur ses cultures, les modes de production utilisés ou encore la manière dont il traite ses parcelles. Pour le joindre, ce dernier a composé le 0800 800 833, une ligne téléphonique gratuite baptisée «Terre d’appel», mise en service au mois de mai dernier par AgriGenève, en collaboration avec l’agence d’information agricole Agir. «Il s’agit d’un projet pilote à l’échelle régionale. Mais, à terme, nous aimerions proposer une ligne par canton, afin de permettre un réel dialogue avec les producteurs locaux», explique François Erard, directeur de la faîtière.
Combattre les idées reçues
À Genève, douze paysans se sont portés volontaires, dont des maraîchers, éleveurs et viticulteurs. La taille des exploitations est variable, certaines sont bios, d’autres pas. «Le but est de renforcer le lien entre le grand public et les agriculteurs, qui s’est délité ces dernières années avec les polémiques autour des pesticides, expose l’initiateur du projet. Il est important que les producteurs, souvent pointés du doigt dans les débats et sur les réseaux sociaux, expliquent de vive voix les enjeux de leur métier et partagent leur quotidien.»Jusqu’à présent, Christophe Courtois – à la tête d’un domaine familial conventionnel qui propose, entre autres, fruits, céréales et légumineuses – a répondu à une dizaine de personnes. Parmi les thèmes les plus abordés, les produits phytosanitaires sont en tête de liste. «Par exemple, on m’a demandé pourquoi j’utilisais autant d’insecticide dans le colza. J’ai répondu que je devais lutter contre de nombreux ravageurs, et que l’application d’un produit naturel, tel que l’argile, n’avait pas été efficace. C’était donc la seule solution économiquement viable pour moi», raconte-t-il. L’agriculteur regrette que la majorité de la population n’ait pas conscience des efforts entrepris par de nombreux paysans en faveur de l’environnement en Suisse. «On pense souvent qu’il est facile de se reconvertir au bio. C’est faux! Parler à cœur ouvert permet de combattre ces croyances et idées reçues.»
Une clientèle exigeante
Du côté de Bernex (GE), Lara Graf, qui répond aux questions concernant l’élevage, est du même avis. «J’ai remarqué que certains pensent qu’il y a une maltraitance généralisée envers les animaux au sein de la filière, notamment à cause de vidéos tournées dans des abattoirs de pays étrangers qui circulent sur internet. Pourtant, les lois sont très strictes en Suisse, souligne la productrice de viande de bœuf et de porc. De nombreux citadins sont déconnectés de notre réalité. Nous devons mieux expliquer notre métier pour le revaloriser.»Si l’idée de créer une ligne téléphonique a germé bien avant la crise du coronavirus, le succès de la vente directe à la ferme durant la pandémie a permis d’accélérer sa mise en œuvre. «Rapprocher cette nouvelle clientèle des paysans peut permettre de la fidéliser davantage. Aujourd’hui, malgré la réouverture des frontières, nous estimons avoir gagné entre 15 et 20% de parts de marché pour les produits du terroir dans le canton. Nous devons continuer sur cette voie», exprime François Erard. Un constat que partage Fabienne Bruttin, directrice d’Agir. «Les agriculteurs ont bénéficié d’une forte reconnaissance durant cette période. Il faut saisir cette opportunité pour répondre aux questions toujours plus précises des consommateurs.»
La création de «Terre d’appel» intervient également à l’aune de la votation sur les initiatives «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse» et «Pour une eau potable propre et une alimentation saine», au printemps prochain. Si le projet n’a pas été pensé comme un outil de campagne politique, contrairement à la récente plateforme Agriculture durable pilotée par Prométerre (voir encadré ci-dessous), François Erard espère que les citoyens utiliseront davantage cette ligne pour s’informer sur les évolutions du monde agricole. «Nous encourageons des échanges sans tabou, afin de recréer un pont entre ville et campagne.»Pour Christophe Courtois, la votation sur ces objets polarisants est aussi l’occasion de renforcer la légitimité des paysans à parler de leur métier. «Il faudra toutefois réussir à maintenir ces échanges sur le long terme, afin de rétablir un lien de confiance durable avec la population. Le monde agricole s’est trop souvent tenu à l’écart, il est temps pour lui de communiquer.»
+ D’infos Le standard téléphonique, au No 0800 800 833, est ouvert du lundi au vendredi, de 14 h à 18 h.

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Lucien Fortunati

Les fermes aussi sur Instagram

Une autre initiative visant à rapprocher le grand public du monde agricole a vu le jour en Romandie. Depuis le mois dernier, dix familles paysannes racontent leur quotidien sur le compte @paysans.suisses. Parmi ces «ambassadrices», les fermes de Budé (GE), de Praz-Romond (VD) ou des Biolles (FR). Pour Jasmin Vultier, responsable du projet à l’Union suisse des paysans, il s’agit d’un «contenu authentique qui fait connaître les producteurs auprès des 13-24 ans, très actifs sur ce réseau social, notamment depuis le semi-confinement».

Questions à...

Grégoire Nappey, directeur de la communication chez Prométerre

En quoi consiste la plateforme www.agriculture-durable.ch?
C’est un site d’information sur l’agriculture suisse. Lancé l’an dernier, il résulte d’une prise de conscience que le milieu paysan n’échangeait pas assez avec le grand public. C’est aussi un outil de précampagne en vue des votations sur l’interdiction, entre autres, des pesticides de synthèse, à laquelle nous sommes opposés. Mais il est appelé à durer au-delà.

La pandémie a-t-elle impacté votre stratégie de communication?
Oui. Nous avons accéléré notre passage au numérique en utilisant davantage la vidéo et les réseaux sociaux. Cette période est une opportunité de toucher de nombreux citoyens, car les produits locaux ont eu beaucoup de succès durant le semi-confinement. Cet été, nous avons aussi lancé un podcast de vulgarisation autour de l’agriculture suisse, nommé Agricast.

Ce genre de projet va-t-il se développer à l’avenir?
Certainement, car il y a une méconnaissance grandissante du secteur. Ce n’est pas étonnant: les agriculteurs représentaient environ 25% de la population il y a un siècle, contre seulement 3% aujourd’hui. Souvent critiqué, le monde paysan est en train de réaliser qu’il est nécessaire de multiplier les canaux pour informer et maintenir un lien avec les citadins.