Cultures spéciales
Après les gels d’avril, comment se prémunir d’une nouvelle catastrophe?

Un mois après la vague de froid qui a causé d’importants dégâts dans les vergers et les vignes en pleine croissance végétative, l’heure est à la réflexion: faut-il se préparer à revivre ce genre de phénomène climatique exceptionnel plus fréquemment? Peut-on trouver des parades efficaces contre ces gels dévastateurs? Éléments de réponse.

Après les gels d’avril, comment se prémunir d’une nouvelle catastrophe?

Une vague de froid tardive sur une végétation précoce. Le scénario catastrophe tient en une phrase. Ce phénomène climatique exceptionnel de la deuxième quinzaine d’avril a eu des conséquences catastrophiques pour les branches arboricole et viticole. À défaut de pouvoir accepter l’inacceptable, il s’agit désormais de mieux comprendre ce qu’il s’est passé afin de réfléchir aux risques à venir. Car au lendemain de ces gels dévastateurs, dans les vergers et les vignobles, les spéculations vont bon train: «C’est arrivé, ça n’arrivera plus!» lancent les plus optimistes. «Depuis le temps qu’on le craignait! Il va falloir s’habituer à vivre avec cette épée de Damoclès», se résignent les plus fatalistes. Dans tous les cas, la question est sur toutes les lèvres: le réchauffement climatique est-il responsable de ce qu’il s’est passé? Faut-il s’attendre à vivre ce genre d’événement plus fréquemment dans les années à venir? Météorologues, climatologues et agronomes se sont penchés sur ces questions.

«Classiques» retours de froid
On le sait, c’est la conjonction de différents facteurs qui aura rendu l’événement exceptionnel et généré des dégâts aussi spectaculaires. Une végétation sortie précocement de sa dormance d’une part et un coup de froid printanier de grand ampleur – géographique et thermique – d’autre part. Cependant, une vague de froid à la mi-avril n’a en soi rien d’exceptionnel. «Un vent du nord glacial qui s’abat sur nos contrées n’a rien d’inhabituel, a fortiori avant les saints de glace», rappelle Annick Haldimann, prévisionniste de MétéoSuisse. «Le retour de périodes de froid, voire de gel, a toujours existé, analyse le climatologue genevois Martin Beniston. L’épisode dévastateur d’avril, bien que très rare, n’est pas un cas isolé à mettre sur le compte d’un climat qui change. Il n’a été qu’une manifestation d’une météo très variable sous nos latitudes.» Le coup de froid printanier n’aurait donc rien à voir avec le réchauffement climatique? «Non, affirme l’ancien vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Et des vagues de froid telles que celle que nous venons de vivre n’ont pas de raison de connaître une hausse de fréquence, au contraire. Car si l’atmosphère continue à se réchauffer, voire à accélérer son réchauffement ces prochaines décennies, une période de froid qui reviendrait après un printemps très doux serait accompagnée de températures elles aussi plus élevées et probablement au-delà du point de congélation.»

Débourrements plus précoces
Si le phénomène de gelées tardives – blanches ou noires – ne dépend donc pas directement du changement climatique, il y aurait par contre un lien à établir entre réchauffement et niveau élevé des températures de l’hiver et jusqu’à la mi-avril, responsable d’un débourrement précoce dans les vignes et vergers. MétéoSuisse l’a clairement constaté cette année: les arbres fruitiers (cerisiers, poiriers et pommiers) ont fleuri avec une avance de 16 à 18 jours par rapport à la moyenne sur la période 1981-2010, ce qui confirme la tendance à des hivers toujours plus chauds. Et sur le plus long terme, les statistiques sont encore plus criantes: «À la station de Caudoz (VD), on a gagné en quarante ans dix à quinze jours sur la date de début de véraison», observe l’agronome Vivian Zufferey, spécialisé en physiologie de la vigne à Agroscope.

Quelles conclusions tirer?
Des hivers doux et courts, des jours de gel moins fréquents, mais des sorties de dormance précoces et une végétation qui s’expose davantage aux gels tardifs: voilà le scénario qui pourrait bien se généraliser dans les années à venir. Au final, difficile donc de dire si le risque s’accentue ou diminue. «Bien que ce ne soit pas impossible de vivre à nouveau un tel événement, cela reste quand même quelque chose de très rare», poursuit Martin Beniston. «Ce genre d’à-coups météorologiques est imprévisible, analyse pour sa part Vivian Zufferey. Ces gels par advection, dits gelées noires, qu’on vient de connaître dépendent de modèles de pression atmosphérique qui varient selon d’innombrables paramètres.»
Dès lors, au regard de cette analyse, quelles conséquences tirer? Faut-il revoir l’encépagement des vignobles et favoriser les variétés plus tardives dans les vergers helvétiques? «Non, les cépages dont le débourrement est précoce ne sont pas condamnés, rassure Vivian Zufferey. Néanmoins, leur site d’implantation doit être choisi en tenant compte de leur exposition aux risques de gel.» Le chercheur en arboriculture à Agroscope Conthey (VS) Philippe Monney abonde en son sens. «Je ne pense pas que la sensibilité au gel devienne un facteur prioritaire dans les choix variétaux des vignerons ou des arboriculteurs.»
Le coup de massue reçu a poussé certains professionnels à s’interroger sur l’implantation du vignoble, notamment en Valais. «Il y a de quoi se questionner quand on voit les dégâts dans la plaine du Rhône», soutenait un vigneron touché au lendemain des gels. Si revoir la vocation viticole de zones fortement touchées ne semble pas s’imposer à court terme, il faut cependant améliorer et affiner notre connaissance du phénomène de gel, affirment les spécialistes.
La question d’une lutte plus efficace se pose également, toutes régions confondues. À La Côte, seuls une dizaine d’arboriculteurs sont ainsi équipés pour lutter. En Valais, les vergers situés sur les coteaux sont dévastés. Comment y rendre la lutte plus efficace? Plusieurs essais et projets sont en cours (voir en page 5), suscitant de grands espoirs. Enfin, d’aucuns estiment que les pouvoirs publics auraient une responsabilité à assumer face à un contexte climatique évolutif. La politique agricole pourrait bien se saisir du délicat dossier de la couverture des risques naturels dans les temps à venir.

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Claire Muller/Sedrik Nemeth/ Carole Parodi – Agroscope

Lutte: Dans les vignes, l’éolienne et l’aspersion suscitent l’espoir

Le choc lié aux dégâts des gelées est passé, la réflexion est d’ores et déjà lancée sur l’efficacité des méthodes de lutte actuelles et à venir. Au milieu du vignoble de Saint-Pierre-de-Clages (VS), une gigantesque hélice, juchée à 8 mètres du sol grâce à un bras articulé, propulse de l’air à 23 mètres par seconde. Le mouvement de convection ainsi créé empêche toute stagnation de masses froides sur environ 4 hectares. Au sol, à hauteur des ceps qui ont été miraculeusement épargnés par la première vague de gel, un thermomètre glissé entre les fils indique une température variant de seconde en seconde, en fonction du courant d’air créé par l’éolienne – l’hélice pivote sur elle-même, réalisant des tours ou des demi-tours. «On gagne 3 à 5°C grâce au brassage de l’air, le but est atteint!», s’enthousiasme Matthieu Vergère. De quoi sauver ce qui peut encore l’être alors qu’en cette nuit du 28 avril, une nouvelle vague de froid s’apprête à toucher la Suisse. Avec trois de ses collègues, Roger Remondeulaz, Paul-Maurice Burrin et Philippe Gaist, qui tous exploitent des vignes autour de Chamoson, le vigneron et pépiniériste vient d’investir dans une éolienne mobile de lutte contre le gel. Ce dernier a repris les activités du pépiniériste Paul-Maurice Burrin, autant dire que les vignes ont pour lui une double valeur et se doivent d’autant plus d’être protégées. Lors du test nocturne auquel Terre&Nature a assisté, l’éolienne était d’ailleurs placée au milieu d’une de ses parcelles à greffons. «Le positionnement de la machine est à affiner pour obtenir les meilleurs résultats. C’est en se plaçant dans les points les plus bas qu’on obtiendra le plus d’efficacité.» Fabriquée par des Néo-Zélandais, l’éolienne «Tow and Blow» a coûté 40 000 francs aux quatre producteurs. Son moteur diesel consomme environ 12 francs par hectare de mazout par nuit de lutte. Rapidement montée, déplaçable à l’envi, peu bruyante, économe en main-d’œuvre, l’éolienne cumule les avantages par rapport aux canons à air chauffé au gaz ou aux bougies, de plus en plus contestées d’un point de vue écologique. Autant dire que l’initiative de Matthieu Vergère et ses collègues, une première dans le vignoble suisse, est suivie de près par l’Office de la viticulture du Valais, qui porte un œil des plus intéressés sur cette initiative.
L’Office se penche également sur l’utilisation de l’aspersion pour lutter contre le gel dans le vignoble. Cette méthode, usitée de longue date dans le verger de plaine, a en effet largement prouvé son efficacité. Cette année encore, chez tous ceux qui ont pu arroser leurs cultures, les pertes sont minimes. «C’est efficace, car maîtrisé», précise Jacques Rossier, le chef de l’Office valaisan de l’arboriculture. La technique demande en effet précision et réactivité. Depuis des années, les arboriculteurs ont amélioré leurs connaissances et leur savoir-faire. «Mais pour continuer d’être efficace, met-il en garde, notre système de lutte en plaine doit être amélioré, notamment en électrifiant les nouvelles pompes et en changeant les puits dont certains ont montré des signes de faiblesse.»
Le modèle adopté par les arboriculteurs serait-il reproductible sur la vigne? L’idée semble séduire des vignerons de plaine. «Nous avons reçu plusieurs demandes de producteurs qui souhaitent modifier leur équipement via des stations de pompage», confirme Laurent Maret, responsable de l’Office des améliorations structurelles. Steeve Maillard, ingénieur d’arrondissement, planche d’ailleurs sur un projet dans le Valais central. «Ce vignoble d’une trentaine d’hectares dispose déjà d’un système d’irrigation performant. Il s’agirait de l’adapter aux besoins de la lutte contre le gel. Il faut donc revoir l’approvisionnement en eau, forer des puits, installer des pompes et des conduites plus importantes. Bref, c’est tout le réseau qu’il faut repenser. Car en temps de gel, toute la zone doit pouvoir être arrosée simultanément, le débit doit donc être important.» Et d’estimer sommairement les coûts d’une telle adaptation à environ 20 000 francs par hectare.

Assurances: Et si la Suisse imitait les pays voisins?

Quelques nuits ont suffi pour que des arboriculteurs et viticulteurs perdent la quasi-totalité de leur récolte. En fin d’année, l’équilibre financier de leur entreprise sera menacé, faute d’avoir couvert leurs cultures contre un risque jugé mineur ou d’avoir tout simplement pu conclure une assurance inexistante. De quoi faire réfléchir assureurs et responsables de la défense professionnelle. Aujourd’hui, en Suisse, seuls 5% des vignerons sont assurés contre le gel. Pour les viticulteurs la coopérative d’assurance Suisse Grêle propose une extension «gel» à l’assurance «grêle». «Nous avions justement retravaillé notre extension d’assurance gel sur la vigne en 2015, explique le directeur de Suisse Grêle, Pascal Forrer. Il s’agissait alors de mieux répondre à la demande: la franchise parcellaire a été transformée en une franchise à l’exploitation, permettant ainsi de mutualiser le risque entre les parcelles et de rendre le produit plus attractif.» D’une dizaine de producteurs en 2015, Suisse Grêle a réussi à attirer 250 clients aujourd’hui. «Si le dommage est total, on les dédommage de 75% du revenu assuré.» Malgré cela, ils sont une minorité – essentiellement Romands – à avoir franchi le pas. «Nous comptons très peu de Valaisans parmi nos clients, car ils sont moins concernés par le risque de grêle que leurs collègues neuchâtelois et de l’arc lémanique.» Une telle extension a également un prix. «Pour ce qui est du coût supplémentaire à l’hectare d’une assurance gel – donc en plus de la prime de l’assurance grêle – dans les cantons de Vaud, du Valais et de Neuchâtel, la fourchette est comprise entre 360 et 790 francs par hectare, afin d’assurer un revenu de 30 000 francs pour un hectare de vigne. La différence de tarif s’expliquant par un risque gel qui diffère selon les régions et les communes.» Jusqu’à présent le risque de fort gel était historiquement considéré comme faible par les vignerons, d’autant plus qu’on peut le prévoir à court terme et réduire son effet par des moyens de lutte. «C’est d’ailleurs pour ces raisons que l’assurance gel n’est pas très répandue.»
Quant aux arboriculteurs, quand bien même ils auraient souhaité assurer leurs cultures contre les dégâts liés aux températures négatives, aucune possibilité ne s’offre à eux sur le marché des assurances. «Nous avions fait un sondage auprès de nos clients arboriculteurs en 2013 pour connaître leurs besoins. Faute d’intérêt de leur part, la couverture du risque de gel n’a pas vu le jour, justifie  Pascal Forrer. Personne ne concevait qu’on puisse avoir un dommage total sur des vergers.» Et le directeur de réfléchir au développement d’une offre répondant à une demande d’ores et déjà formulée par de nombreux arboriculteurs. Mais même si l’offre pour couvrir les dégâts liés au climat s’élargit, combien seront-ils à consacrer une partie de leur budget à s’assurer contre un phénomène rare? «À quoi bon s’assurer? C’est trop cher pour ce que ça sert!» Voilà une phrase récurrente dans le discours de bien des producteurs, même touchés. Une piste est à explorer du côté de nos voisins européens, où la couverture du risque naturel est en partie assumée par les pouvoirs publics. Le conseiller national et dircteur de l’Union suisse des paysans Jacques Bourgeois, qui vient, quelques jours à peine après la série de gels dévastateurs, de déposer une motion pour définir les mesures à prendre à court et moyen terme pour soutenir les producteurs touchés, l’évoque précisément.
«La question de la participation de l’État dans le paiement des primes assurant les risques naturels doit être étudiée et, pourquoi pas, intégrée à l’élaboration de la prochaine politique agricole.» Et de citer l’exemple autrichien, où le gouvernement soutient financièrement le paiement de primes assurant des risques naturels. «Cela passe par une prise en charge de 50 à 65% des primes par l’État. Ce qui permet ainsi aux viticulteurs et arboriculteurs de mieux se prémunir contre d’éventuels dégâts naturels et d’assurer ainsi leurs récoltes.» L’Autriche a mis ce système en place, tout comme la France, l’Italie ou encore l’Espagne.  «Le contexte évolue, de nouvelles maladies apparaissent, les accidents climatiques se multiplient. La politique agricole à venir doit à tout prix s’inspirer de ce qu’il se passe ailleurs!» Interrogé sur le sujet, l’Office fédéral de l’agriculture élude pour l’instant la question. «Il est trop tôt pour nous prononcer précisément sur des instruments de la PA 2022.» Jacques Bourgeois est bien décidé à suivre cette affaire de très près.

Rappel des faits

L’origine de la masse d’air qui a déferlé sur la Suisse et l’Europe était arctique, donc très peu humide. Les 18 et 19 avril, de l’air très froid en altitude s’est dirigé vers la Suisse à partir de l’est. En s’engouffrant dans les vallées peu brassées par les courants, cet air a provoqué des chutes spectaculaires de températures au sol. À partir du 20 avril, un vaste anticyclone s’est étendu de l’Irlande en direction de l’Europe orientale. Un courant de bise a alors amené de l’air froid et sec vers la Suisse et fait chuter les températures jusqu’en Croatie.
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