Viticulture
Anticiper plutôt qu’affronter: une stratégie face au risque de gel tardif

Plutôt que de lutter contre les gelées de printemps, des vignerons concentrent leurs efforts sur la prévention, en différant la taille, optant pour une baguette de secours ou pariant sur un couvert végétal protecteur.

Anticiper plutôt qu’affronter: une stratégie face au risque de gel tardif
Ce printemps encore, le débourrement de la vigne sera probablement précoce. Trop, au vu du calendrier et du risque de gel tardif, pouvant intervenir jusqu’à la mi-mai. Ces cinq dernières années, du Valais au Vully (FR), nombre de viticulteurs ont fait l’amère expérience de quelques nuits qui ont réduit parfois à néant les espoirs de récolte sur certains parchets gélifs ou parmi les cépages précoces. «Il y a un avant et un après 2017», confirme Étienne Javet, vigneron à Lugnorre (FR), dont le domaine de 4 hectares avait gelé à 92% lorsqu’une vague de froid tardive s’était abattue de plein fouet sur une végétation sortie très tôt de sa dormance. «C’était du jamais-vu dans notre région, habituellement préservée de ce phénomène grâce à l’effet tampon du lac et aux coteaux sur lesquels le froid s’écoule généralement. Depuis cinq ans, le gel de printemps est devenu un thème et une source de préoccupation majeurs.»

Trouvant la lutte par bougies ou chaufferettes déraisonnable d’un point de vue environnemental, économique et organisationnel, le Fribourgeois a adopté une stratégie préventive bien particulière à partir de 2018: au moment de la taille, il laisse, en plus de sa branche à fruits palissée, une baguette de secours destinée à sauver suffisamment de bourgeons en cas de gel tardif, et ainsi garantir une récolte.

 

Une pratique historique

Cette pratique, reprise par plusieurs autres vignerons romands, dont Christian Vessaz à Môtier (FR), provient de régions plus septentrionales, comme les vignobles mosellans, mais aussi schaffhousois ou zurichois. Cédric Besson, Montreusien d’origine et désormais vigneron à Laufen-Uhwiesen (ZH) sur le domaine de son épouse Nadine Strasser, en est un fervent défenseur. «Ici, la baguette de réserve est une pratique historique qui ne s’est jamais perdue», confie le Zurichois d’adoption dont 1 hectare sur les 7 gèle systématiquement, chaque printemps. Au moment de la taille, le viticulteur ne laisse donc pas deux, mais trois branches à fruits sur les ceps conduits en guyot double. «La baguette de secours nous permet de rattraper jusqu’à 50% d’une récolte.»Dès que le risque s’éloigne, Cédric Besson compte trois jours de travail à deux ou trois personnes pour couper le courson désormais inutile. «Le travail supplémentaire occasionné a certes un coût, mais le jeu en vaut clairement la chandelle. Mieux prévenir plutôt que lutter.»

 

Opter pour un compromis

L’investissement en temps qu’il faut consacrer à cette pratique reste toutefois problématique pour bien des viticulteurs. «Au printemps, c’est le coup de feu, à la cave, comme à la vigne. À l’échelle de notre petit domaine, où la ressource en main-d’œuvre est extrêmement limitée, rajouter un passage à la vigne devient concrètement une gageure», reconnaît Étienne Javet, qui a opté cette fois-ci pour un compromis: il ne laisse pas de baguette de secours, mais taille le plus tard possible et ne palisse pas sa branche à fruits. «Laisser droite celle de l’année l’éloigne du sol et du tapis de froid. En ne rabattant pas le bois, je profite également du phénomène d’acrotonie, qui retarde l’éclosion des bourgeons les plus proches du cep, les protégeant là encore des gelées», décrit le Fribourgeois, qui prévoit de palisser lesdites branches à la fin du mois de mai. «En espérant que les pousses ne soient pas trop grandes!»

Après l’épisode de 2017, où une bonne partie de sa récolte a été perdue, la Valaisanne Sandrine Caloz a, elle aussi, revu sa stratégie, notamment en ce qui concerne son cornalin, un cépage à forte valeur ajoutée pour son domaine de Miège, dont les parchets se situent dans une cuvette où le froid a tendance à s’accumuler. Outre l’acquisition d’une éolienne, qui lui permet de réchauffer l’air de 2°C sur 5 hectares, la vigneronne cherche à s’appuyer sur ses couverts végétaux. «Nos vignes sont partiellement enherbées depuis les années 1980 et j’ai semé mes premiers engrais verts il y a cinq ans pour améliorer la structure du sol et m’aider à lutter contre les mauvaises herbes.» Jusqu’à présent, bien que convaincue par leur efficacité agronomique, Sandrine Caloz devait cependant se résoudre à broyer ses couverts, de taille pas suffisante, dans les jours précédant les vagues de froid. «Un véritable crève-cœur, mais ils apportaient de l’humidité qui, en s’évaporant, absorbait de
la chaleur et entraînait une diminution de la température environnante de 1 à 2°C.» Et la Valaisanne, désireuse d’améliorer sa pratique, de s’interroger: «Dans quelle mesure des couverts assez hauts ne protègeraient-ils pas les jeunes pousses?»

 

De potentiels nouveaux alliés

Outre le projet du FiBL auquel elle participe (lire l’encadré), la vigneronne s’inspire ainsi des essais de Konrad Schreiber, spécialiste français des couverts végétaux, dans le vignoble de Brignoles, en Provence, région régulièrement touchée par des masses d’air froid venues des Alpes: «Dans un couvert qui atteint 80 à 90 cm de haut, on observe des écarts de température de 8°C, assure l’expert. On suppose que le dégagement de CO2 dû à l’activité photosynthétique des couverts réchauffe la zone.»

De quoi susciter l’intérêt de bien des viticulteurs, prêts à changer de paradigme pour mieux vivre avec les conséquences du réchauffement climatique. «Réussir ses couverts demande de maîtriser passablement de paramètres délicats, comme la date et les conditions de semis, en plein mois d’août», confie Étienne Javet qui envisage clairement de laisser monter ses couverts lors des prochaines saisons. Cédric Besson entend bien, quant à lui, continuer à s’inspirer d’anciennes pratiques: «Dans le Weinland zurichois, les vignerons préparaient pendant l’hiver des manteaux de paille dont ils entouraient les ceps afin de les protéger au printemps», glisse-t-il. Les couverts végétaux pourraient prendre encore du galon en devenant de véritables alliés antigel.

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Blaise Guignard/Claire Muller

Les couverts au banc d’essai

Dans quelle mesure le couvert végétal génère-t-il effectivement un risque d’accentuer les conséquences du gel de printemps? Ne pourrait-il pas au contraire devenir un allié en protégeant les branches à fruits? Le projet inauguré ce printemps par Robin Sonnard et David Marchand, collaborateurs pour le FiBL, dans les vignes de Sandrine Caloz à Miège (VS) vise à répondre à ces questions. «En août dernier, avant les vendanges, nous avons semé un mélange de navette, phacélie, trèfle incarnat, avoine, seigle, radis et vesce dans les vignes, selon différentes modalités, pour comparer l’effet d’un couvert semé dans tous les rangs avec un autre semé un rang sur deux.» Des capteurs d’humidité et de température (voir photo) sont installés à différentes hauteurs, de façon à suivre l’évolution de ces paramètres sous les couverts et au-dessus. «On observe que les couverts gagnent en popularité chez les vignerons, et c’est une bonne chose dans la mesure où ils améliorent notablement la résilience des sols et de la vigne, en y apportant plus de vie. Mais le fait qu’ils augmentent potentiellement le risque de gel tardif joue en leur défaveur. Nous disposons d’expériences empiriques sur la relation couvert végétal/gel, il nous faut maintenant des études et des chiffres pour faire bouger les pratiques!»