Décryptage
Addiction aux oiseaux rares: bienvenue dans l’univers des cocheurs

Ils rêvent de voir toutes les espèces d’oiseaux de Suisse, d’Europe ou du monde, consignant chacune de leurs observations: ceux que l’on appelle les cocheurs sont des ornithologues pas tout à fait comme les autres.

Addiction aux oiseaux rares: bienvenue dans l’univers des cocheurs

Certains collectionnent les timbres, d’autres les oiseaux. On ne parle pas de spécimens empaillés sur une étagère, mais d’observations: la «coche», c’est un véritable microcosme, avec son code d’honneur et ses stars. Les règles du jeu sont simples: repérer le plus grand nombre d’espèces dans un cadre géographique donné. Du hobby à l’obsession, il n’y a qu’un pas: les cocheurs extrêmes peuvent traverser le continent pour un oiseau rare.

Des symptômes reconnaissables
«Tiens, un bruant fou!» Fabian Schneider tend l’oreille. Car il n’y a pas besoin de voir l’oiseau: pour la plupart des cocheurs, le chant suffit. «L’idéal, c’est de l’entendre puis de confirmer par une observation visuelle, confie l’ornithologue vaudois. On parle alors de coche noble.» Nous sommes aux Grangettes (VD), à la pointe est du Léman, où les passionnés se pressent pour guetter une harelde boréale, rarissime canard de la Baltique. Jumelles, longue-vue et smartphone en guise de calepin, la panoplie du cocheur ressemble à celle de l’ornithologue ordinaire. Ce qui les distingue est ce désir dévorant de voir toujours plus d’oiseaux. Pour quoi faire? Pour le frisson, la décharge d’adrénaline que provoque chaque découverte. «C’est une quête d’absolu», estime Lionel Maumary. Il sait de quoi il parle: l’ornithologue est numéro 1 au classement des cocheurs suisses. «Je dois en être à 374…», répond-il à la question de savoir combien d’espèces il a au compteur. L’homme est modeste: vérification faite, son score est de 376 sur un total de 420 espèces. Pourquoi les oiseaux, au fait, et pas les champignons ou les invertébrés? «Parce qu’ils sont à la fois facilement visibles et pleins de surprises. Ils parcourent de telles distances qu’ils se perdent de temps à autre, ce qui permet de voir un spécimen exotique sur les rives du Léman.»

Le smartphone de Fabian Schneider émet une brève sonnerie: une application l’avertit de la présence d’un oiseau peu commun à l’autre bout du pays. L’ornithologie en version collection a beau exister depuis toujours, en particulier en Grande-Bretagne et dans les pays nordiques, où elle fait figure de sport national, elle a évolué au fil du temps: téléphone portable et internet ont accéléré la transmission des informations. Lorsqu’une rareté est aperçue, les cocheurs le savent dans les secondes qui suivent. Conséquence de cette immédiateté, une annonce exceptionnelle est souvent suivie d’une véritable ruée de passionnés sur le site. Les puristes n’ont pas tardé à trouver une parade. On distingue désormais une coche obtenue par ce biais d’une trouvaille personnelle: c’est le «self-found», dont la valeur est tenue en plus haute estime par les connaisseurs.

Prêts à faire des folies
Il n’empêche, l’envie est parfois plus forte que la raison: «Un jour, j’ai foncé en voiture jusqu’au Maroc, se souvient Lionel Maumary. Vingt-quatre heures de route pour contempler les derniers courlis à bec grêle. Je n’ai pas le moindre regret: l’espèce s’est vraisemblablement éteinte peu après.» Fabian Schneider, lui, est parti pour le bassin d’Arcachon, en France, dans l’espoir de dénicher une mouette du Groenland… Sans succès. De la chasse aux émotions, on ne revient toutefois jamais vraiment bredouille: l’imprévu fait partie de l’aventure, et ces expéditions, généralement menées en petits groupes d’amis, laissent toujours leur lot de souvenirs.

C’est grave, docteur?
En vouloir toujours plus: les ornithologues ne sont pas les seuls touchés par cette obsession. «L’instinct de collection est quelque chose de profondément humain, dit Christine Mohr, professeure de psychologie à l’Université de Lausanne. Il se manifeste tôt chez les enfants, qui ramènent de promenade cailloux et bâtons. Puis on abandonne le concret pour l’intangible, en collectionnant des expériences.» La psychologue voit dans cette pratique une manière de donner du relief à la vie quotidienne en se fixant un but précis.

Nous sommes donc tous des collectionneurs dans l’âme. Il arrive toutefois que la passion aille trop loin: «Un comportement est anormal s’il entraîne une souffrance, prend le pas sur les obligations professionnelles ou familiales. Quand le plaisir disparaît, on commence à parler d’addiction.» Pas de panique: la passion de l’ornithologie n’est pas de celles qui coupent du monde, au contraire. «On a tendance à dénigrer toutes les activités obsessives – pensez aux fans d’informatique, qu’on taxe volontiers de traits autistiques –, mais il ne faut pas négliger leur importance sociale. Les cocheurs forment une communauté qui se retrouve dans les bois ou au bord des lacs.»

Si ce passe-temps inhabituel vous fait sourire, rappelez-vous que le processus d’accumulation fait partie intégrante de la création du savoir: «Les musées d’histoire naturelle sont nés du goût de la collection de grands naturalistes», souligne Christine Mohr. Quant aux millions d’observations compilées par les cocheurs, elles profitent à la cause scientifique, puisque partagées sur des plateformes comme ornitho.ch, gérée par la Station ornithologique suisse et le Centre suisse de cartographie de la faune. Sur son smartphone, Fabian Schneider inscrit le tableau de chasse du jour: râle d’eau, sarcelle d’hiver, canard colvert… La harelde boréale, elle, n’a pas montré le bout de son bec. Rien ne presse: cocher l’entier de sa liste, c’est la tâche d’une vie.

Texte(s): Clément Grandjean
Photo(s): Clément Grandjean

À chacun sa liste

Chaque pays a sa manière de cocher et ses règles. En Suisse, ce sont les principes du CH Club 300 qui font figure de référence, permettent d’éviter tout dérangement des oiseaux et empêchent la tricherie: une commission d’experts vérifie chaque espèce rare annoncée et débusque vite les fraudeurs. Vous voulez vous lancer? Il ne vous reste qu’à choisir votre liste: en général, on commence par la liste suisse, avec ses 420 espèces, tandis que les cocheurs les plus acharnés tentent de trouver tous les oiseaux du paléarctique occidental (1083 espèces), voire du monde (plus de 10′900 oiseaux). Pour corser les choses, vous pouvez aussi vous interdire d’utiliser votre voiture – on parle de liste «bike and hike» – ou décider de vous limiter aux espèces visibles depuis votre jardin…

+ D’infos www.chclub300.ch

Et les cocheuses?

Dans les affûts comme dans les classements des meilleurs cocheurs, une constatation s’impose: la «coche» est une discipline exclusivement masculine, ou presque… Et cela n’étonne pas les psychologues, depuis que les travaux du Britannique Simon Baron-Cohen ont prouvé, il y a une vingtaine d’années, que les deux sexes n’étaient pas égaux devant les comportements extrêmes. Cette prépondérance masculine se confirme d’ailleurs dans d’autres activités comparables à la «coche» ornithologique, comme son équivalent ferroviaire, le trainspotting.