Terroir
L’acide verjus renaît dans les vignobles et les cuisines de Suisse

Ce jus acidulé issu de raisin vert fut la star des recettes médiévales, avant de sombrer dans l'oubli. On redécouvre enfin ses vertus, pour la vigne mais aussi pour la santé…

L’acide verjus renaît dans les vignobles et les cuisines de Suisse

L’heure est encore fraîche, sur les hauts de Cully, avant la poussée de fièvre des matins d’août, et le paysage qui s’ouvre sur Lavaux – les terrasses dévalant la pente, le lac en miroir – d’une beauté vertigineuse… Après des semaines caniculaires, les vendanges ne devraient pas tarder à commencer. Au Domaine Wannaz, à Chenaux, une dizaine de cagettes chargées de raisin sont du reste stockées à l’ombre, et le pressoir prêt à l’emploi. Le chasselas aurait-il ici une telle avance sur les parchets voisins?

Que nenni, quelques semaines avant les vendanges elles-mêmes, Gilles Wannaz s’apprête à produire son verjus. Du verjus? Ce jus acidulé de raisin vert fut un des ingrédients phares de la cuisine médiévale, éclipsé avant de connaître un retour de flamme récent… Cueillir des grappes avant maturité pour en tirer un produit digne d’intérêt, tout en limitant les rendements, s’inscrit dans la même philosophie holistique que celle que le vigneron applique à l’ensemble de son domaine, cultivé en biodynamie.

Extraction tout en douceur

«On peut utiliser d’autres cépages, blancs ou rouges, mais on coupera logiquement le raisin vert là où il est le plus abondant. À quel moment? Avant la véraison: «Dès que la peau des baies devient transparente, il y a trop de sucre.» Là-dessus, notre chasselas vert passe par les mêmes étapes que le raisin mûr pour devenir verjus. «Il y a deux écoles, soit on égrappe, soit on laisse tout pour exprimer au mieux le raisin», note Gilles Wannaz. Les fruits sont versés dans le premier compartiment de l’égrappoir-fouloir, d’où ils tombent directement dans le second, avec les rafles. La vis sans fin va alors ouvrir les baies, en douceur, comme on foule la vendange. La machine est réglée pour une extraction douce, évitant de déchiqueter le raisin.

La pulpe passe ensuite au pressoir. «C’est le même processus qu’avec la vendange à maturité, la fermentation en moins. La seule question est ici celle de l’acidité, de la vivacité du jus… Enfin, le moût recueilli au sortir du pressoir doit reposer: «On laisse sédimenter 24 heures, avant la mise en bouteilles». Là où certains pasteurisent ou ajoutent du dioxyde de soufre, rien de tel chez cet apôtre du naturel.

Acidité et arômes

«On pense, à tort, que le raisin vert n’a pas de parfum, note Gilles Wannaz. Au contraire, il y a déjà là, dans ces petites formes acides, tous les arômes de futures vendanges, le même potentiel d’expression aromatique…» Quelque 200 kilos de raisin vert donneront une fois pressés une centaine de litres de verjus, quantité réservée à un petit cercle et à quelques produits maison. Par exemple? «Le verjus est génial pour déglacer les sauces ou mariner un poisson, mais peut aussi se substituer au citron et au vinaigre dans tout type de préparation, aussi bien salée que sucrée. Il ajoute une touche délicieuse à une glace ou à une confiture.»

Par le passé, on produisait du verjus avec d’autres fruits, pommes ou baies acides, oseille ou jus de grenade, et avant de maîtriser la pasteurisation, on ajoutait parfois du sel pour le conserver. Cet élément essentiel de la diététique médiévale était réputé «ouvrir les conduits du corps à la digestion», relève en substance l’historien de l’alimentation Jean-Louis Flandrin.
Le verjus nous revient du Moyen Âge, telle une panacée revisitée avec les techniques contemporaines. Le chef étoilé du Pont de Brent, Stéphane Décotterd, en fait l’éloge sur son blog, tandis que Simon Apothéloz, aux fourneaux de l’Eisblume de Worb (17 points au Gault & Millau), lui consacre un livre en collaboration avec les producteurs valaisans de ValNature. Le verjus fait figure de révélation pour le talentueux jeune chef auquel il inspire des recettes alléchantes: ceviche d’omble, tartare de veau, desserts sophistiqués… «L’histoire du verjus est ancrée dans notre culture culinaire, estiment Agnès Plaschy et Felix Küchler, co-auteurs de l’ouvrage Verjus, eine Renaissance. Bien plus qu’un effet de mode, il est polyvalent et voué à durer.»

+ d’infos: www.valnature.ch

Texte(s): Véronique Zbinden
Photo(s): Bertrand Rey

Panacée médiévale

42%, pas moins: c’est le pourcentage de recettes du fameux Viandier de Taillevent qui contiennent du verjus. Pour mémoire, le plus ancien manuscrit de cet ouvrage culinaire de référence date du début du XIVe siècle et est conservé à Sion. Le verjus, ou vert-jus, fut d’abord une panacée, préconisée pour traiter la fièvre et les blessures, les maux d’estomac, ou se prémunir de la peste. Le goût pour les saveurs acidulées, omniprésentes dans la cuisine médiévale, incite à en ajouter à toutes les sauces, pour délayer des épices, voire mêlé de miel ou de fruits, dans des apprêts aigre-doux. Le déclin des saveurs acides et aigres va contribuer à éclipser le verjus, au même titre que l’arrivée du citron. Sa redécouverte est récente, grâce à quelques chefs et vignerons curieux; certains s’en sont fait une spécialité, tels les Valaisans de Valnature.

Le producteur

Gilles Wannaz est un des pionniers de la biodynamie en Lavaux, mais aussi une personnalité atypique, mi-poète mi-inventeur, voire «metteur en scène culinaire». Formé à Changins, le vigneron et œnologue est à la tête du domaine familial de 4,5 hectares, à Chenaux, certifié Demeter depuis 2003. Un mouchoir de poche dans une région classée au patrimoine mondial de l’Unesco, qui s’étend sur les appellations de Lutry, Épesses, Dézaley et Saint-Saphorin avec 26 cépages.
Gilles Wannaz (ici avec son chef de cave Léo Villard) a fait glisser le domaine de la monoculture à une vision ouverte à la biodiversité, en y ajoutant des vergers, des ruches ou des moutons. Il compose aussi des produits singuliers, de l’allume-feu perpétuel en liège recyclé au brumisateur de vigne en passant par la confiture de fraises de vignes au verjus…