Consommation
Acheter sa viande ­chez le paysan devient un style de vie

Choisir d’acheter ses steaks à la ferme plutôt qu’en grande surface est une pratique en plein essor en ville comme à la campagne. Les producteurs ont dû s’adapter à ces nouveaux clients, attachés à la provenance de cette viande et à son prix souvent très attractif.

Acheter sa viande ­chez le paysan devient un style de vie

Cet après-midi, les voitures défilent sur l’unique route du petit hameau de Chevressy, au-dessus d’Yverdon-les-Bains (VD). Toutes se rendent à la même adresse, la ferme de l’éleveur de Blondes d’Aquitaine Claude Chevalley. L’agriculteur, également titulaire d’un CFC de boucher, les attend de pied ferme devant son laboratoire installé en face de l’écurie, dans laquelle il élève ses vaches musclées. Depuis une quinzaine d’années, Claude Chevalley vend la viande de ses animaux directement chez lui, en se passant d’intermédiaire. Il n’a qu’une route à traverser pour changer de casquette, passant du métier d’éleveur à celui de vendeur. «J’amène une bête par semaine à l’abattoir d’Orbe, puis je la prépare ici, explique-t-il. Cela me permet de valoriser mon produit du champ à l’assiette, en le vendant au détail le samedi matin ou par cageots sur commande.»
S’il a fallu quelques années pour qu’il parvienne à se créer une clientèle, aujourd’hui les affaires marchent bien. À tel point que parfois, Claude Chevalley peine à répondre à la demande. La patience est alors de mise, les commandes s’effectuant généralement deux mois à l’avance. Quand les cageots sont prêts, les clients passent simplement les prendre.

Les petits lots ont la cote
Que ce soit par lot de 20, 40 ou même 120 kg, les amateurs de côtes de bœuf, de steaks ou de bouilli se succèdent dans sa petite boucherie. «J’ai commencé par lui acheter sa saucisse à rôtir et maintenant je viens chercher 40 kg de bœuf, assez pour nourrir ma famille pendant un an», explique Sabine Cattin, qui s’est créée un réseau d’approvisionnement local au fil des ans. Comme elle, de plus en plus de consommateurs veulent savoir d’où vient l’entrecôte se trouvant dans leur assiette. Mais la provenance n’est pas le seul argument en faveur de ce type d’achat aux yeux de la mère de famille, qui a rallié son mari et ses deux enfants à sa cause: «Il y a moins d’emballage et au niveau budget, c’est incomparable. En plus, on trouve dans notre cageot des jarrets, par exemple, que je peux cuisiner en suivant des recettes de grand-mère.»
Convaincue par le concept, elle en a parlé à des amis. Le bouche-à-oreille a fait le reste. «La proximité et le rapport qualité-prix de cette viande font que l’on en commande ici, ajoute Florian Blumenstein, un autre client. Il suffit d’un clic sur internet pour demander la quantité que l’on veut.» Aujourd’hui, Claude Chevalley écoule l’entier de sa production et celle d’autres éleveurs  dans sa boucherie de campagne.

Panel de clients varié
Jeunes couples, célibataires, familles, retraités: le profil des clients adeptes de cette pratique d’achat est aussi varié que le contenu des lots vendus. Ces paysans bouchers ont donc dû s’adapter à leurs envies, la vente d’un demi ou d’un bœuf entier devenant de plus en plus rare. La famille Meister au Noirmont (JU) s’est lancée dans la vente de ses vaches, porcs, poulets et lapins, estimant n’être pas suffisamment rémunérée par les grands distributeurs. Mais elle a choisi d’écouler sa production en petite quantité, plus facile à stocker dans un tiroir de congélateur. «La vente de viande à la ferme est notre avenir, soutient Laurence Meister. Certains n’ayant pas de congélateur à disposition, on propose des paquets de viande de 10 à 12 kg, convenant aussi aux personnes seules ou âgées.» Les ventes, tous les deux mois environ, sont annoncées sur internet. La formule fonctionne, leurs clients viennent de loin, parfois de La Chaux-de-Fonds, de Bienne ou encore de Neuchâtel, profitant du voyage pour visiter les écuries dont les portes sont toujours ouvertes, en toute transparence.

Économie substantielle
Les scandales alimentaires à répétition ont poussé les consommateurs à réfléchir au contenu de leur assiette, estiment les agriculteurs, qui profitent de ce mode d’achat pour rétablir le lien avec le consommateur. Une démarche encouragée par la Fédération romande des consommateurs (FRC), qui reçoit souvent des appels de particuliers voulant partager leurs bonnes adresses. «Respecter le producteur et les denrées alimentaires est important, souligne Barbara Pfenniger, responsable du Secteur alimentation à la FRC. Cela permet aussi de goûter à divers morceaux et en plus, à lutter contre le gaspillage alimentaire.»
«C’est cyclique, constate Pascal Clément, de la Boucherie À la ferme de Ponthaux (FR) depuis douze ans. La vente directe de viande a toujours existé, mais aujourd’hui elle est devenue le reflet d’un style de vie.» Il estime qu’acheter ses biftecks en gros permet d’économiser entre 20 et 30% du prix par rapport à la vente au détail. Il est aussi possible de faire de bonnes affaires en pensant à acheter ses grillades l’hiver, lorsque la demande est moindre. Encore faut-il avoir la possibilité de débourser une importante somme d’argent d’un coup, ce que les petits budgets ne peuvent pas se permettre. «Près de 60% de notre chiffre d’affaires est réalisé par la vente au détail, reconnaît Pascal Clément. On se rend compte que nos clients achètent en gros, mais en plus petite quantité, préférant investir leur argent dans leurs loisirs plutôt que dans l’alimentaire.»

+ D’infos www.ferme-chevalley.ch; www.famille-meister.ch; www.alaferme.ch

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): Muriel Antille

Un marché encore opaque

Il n’existe pas de statistiques spécifiques à la vente de viande dans les fermes, selon Thomas Jäggi de la Division économie animale à l’Union suisse des paysans (USP). Seule une enquête menée en 2013 par l’Office fédéral de la statistique sur la vente directe de produits agricoles montre que 8400 fermes écoulaient de la viande, mais aussi des œufs, du lait, des légumes et même du bois sur leur domaine. «La vente directe de viande a toujours existé, rappelle Thomas Jäggi. Mais on l’a peut-être oublié et aujourd’hui elle revient à la mode.» Bien qu’elle demande plus de travail aux producteurs, cette pratique reste attractive estime l’USP. «C’est une alternative pour des consommateurs, mais pas pour la plus grande partie d’entre eux, note Thomas Jäggi. Cela vaut aussi pour les agriculteurs, qui doivent suivre des règles strictes en matière d’hygiène s’ils veulent en faire, ce qui n’est pas toujours facile.»

Réaction

La vente directe de viande dans les fermes ne ravit pas tout le monde. Les bouchers notamment dénoncent une «concurrence déloyale». Louis Junod, vice-président de l’Union professionnelle suisse de la viande et boucher à Sainte-Croix (VD), rappelle qu’agriculteur et boucher sont deux métiers bien différents. «Je sais que les paysans sont sous pression et cherchent à se diversifier, mais il faut penser à nous. La vente directe de viande est une épine dans notre pied. Nous ne bénéficions pas de subvention fédérale pour les cultures de céréales ou la production de lait que l’on ne fait pas, explique-t-il. On ne peut que subir cette pratique, alors que notre mission est de mettre en valeur le produit des éleveurs. C’est un coup de couteau dans le dos.» Des collaborations entre des agriculteurs et des bouchers existent cependant, notamment pour la mise sous vide des produits ou la vente de charcuterie réalisée par des artisans bouchers dans les fermes.