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À Saint-Pétersbourg, visite au cœur de l’arche de Noé des graines

Abritant quelque 325 000 échantillons d’espèces végétales, l’Institut de recherche Vavilov est la plus ancienne banque de semences du monde. Ce sanctuaire de la biodiversité fait l’objet d’une exposition qui débute aux Jardins botaniques cantonaux de Lausanne et Pont-de-Nant (VD).

À Saint-Pétersbourg, visite au cœur de l’arche de Noé des graines

Pousser la porte de l’Institut Vavilov est une invitation à remonter le temps. À l’intérieur de cet immense bâtiment néoclassique, situé entre la cathédrale Saint-Isaac et la statue du tsar Nicolas Ier, en plein centre de Saint-Pétersbourg, tout est à la fois surdimensionné et décati. L’édifice, qui date de 1853, n’a pratiquement pas subi de rénovation depuis. Les couloirs sont labyrinthiques, le parquet grince, la hauteur des plafonds est vertigineuse. Bienvenue à Vavilov, la plus ancienne banque de graines du monde!
Mort en prison en 1943, son fondateur, Nikolaï Ivanovitch Vavilov (voir l’encadré en page 19), est omniprésent. Son buste trône au pied de l’escalier principal. Au premier étage, un portrait, haut de cinq bons mètres, donne l’impression que l’auguste chercheur nous suit des yeux. On retrouve son regard volontaire dans le bureau du directeur, le Pr Nikolaï Dzyubenko: «Il y a près d’un siècle, Vavilov avait déjà compris l’importance de préserver la biodiversité végétale, explique-t-il. Nous poursuivons aujourd’hui sa mission, à savoir collecter des échantillons d’espèces cultivées et leurs formes sauvages apparentées. À cet effet, de nouvelles expéditions sont organisées chaque année, principalement en Russie et dans les pays limitrophes. Nous échangeons également du matériel avec d’autres banques de gènes et des instituts agronomiques.»
Au total, 325 000 échantillons d’espèces végétales sont stockés à Vavilov. Un trésor inestimable: «Depuis la Seconde Guerre mondiale, 75% des variétés locales cultivées en Europe ont disparu. Elles ont été remplacées par des variétés plus productives, importées notamment des États-Unis. Plusieurs pays nous ont déjà sollicités pour ressusciter des variétés endémiques disparues chez eux, que ce soit la France, l’Allemagne ou des pays beaucoup plus lointains comme l’Éthiopie, à qui nous avons pu restituer une sorte de blé qui avait disparu à la suite de la guerre civile.»

À la découverte du labyrinthe
Responsable de la banque de gènes, Boris Makarov prend le relais pour la suite de la visite. Premier arrêt: la bibliothèque. «Nous possédons deux millions d’ouvrages, dont 600 000 consacrés aux plantes et à la génétique, s’enthousiasme le scientifique, en attrapant un livre à la couverture jaunie. Regardez: celui-là est en français, la langue qu’utilisaient les scientifiques du temps de Vavilov.» Un immense travail a débuté pour numériser les ouvrages. Mais faute de moyens, l’opération avance lentement. Sont prioritaires les publications consacrées aux… betteraves et aux pommes de terre, deux des plus importantes cultures du pays!
L’institut est une véritable fourmilière. À Saint-Pétersbourg, les employés sont près de 300, et plus de 1000 en comptant ceux des stations de recherche qui en font partie. «Vavilov est divisé en neuf départements, détaille Boris Makarov. L’un d’eux a pour tâche de commander et de réceptionner le matériel, qu’il provienne d’une station expérimentale ou d’une autre banque de gènes que la nôtre. Certains groupes de plantes, comme les blés cultivés et sauvages, ou encore les fruits, les petits fruits et le raisin, ont aussi leur propre département. Idem pour la conservation à long terme du matériel végétal.»
Nous entrons dans un vaste bureau où des boîtes en fer-blanc s’entassent pratiquement jusqu’au plafond. Dans cette partie de l’institut, la conservation se fait à température ambiante. On y trouve notamment la banque de graines de blé, où plus de 50 000 variétés sont stockées. Dans ces conditions, la durée de vie des semences est de cinq à sept ans. Une collaboratrice est justement en train de trier de l’orge. Toutes les manipulations sont faites à la main, y compris la moisson, pour éviter que les variétés ne se mélangent. Les OGM n’ont pas droit de cité à Vavilov, pas plus qu’en Russie, où leur culture est interdite. «Avant le stockage, nous analysons un grand nombre de paramètres, de la productivité des céréales à leur teneur nutritionnelle, en passant par leur résistance aux maladies ou aux ravageurs», précise la scientifique. Autant
d’informations qui seront utiles aux sélectionneurs du monde entier, y compris helvétiques, avec lesquels l’institut collabore. La salle des herbiers est encore plus spectaculaire. Elle abrite quelque 375 000 planches, dont beaucoup ont été réalisées par Vavilov lui-même. Cette collection de plantes cultivées et d’espèces sauvages apparentées est unique au monde. Il n’existe nulle part d’herbier comparable, sauf en Allemagne et aux États-Unis.

Ne pas rester coincé au frigo
Après avoir assisté, dans une autre pièce, au conditionnement de graines qui seront, elles, entreposées en chambre froide – le processus prend plusieurs semaines, le temps d’éliminer toute trace d’humidité –, nous descendons au sous-sol. Nous enfilons une veste et des bottes en feutre avant d’entrer au «frigo». Fixé au mur, un thermomètre affiche -10 degrés. «Par sécurité, nous y travaillons toujours à deux», précise Boris Makarov, avant de refermer le sas derrière nous. Sur des étagères, des caisses en plastique rouge abritent des dizaines de milliers de graines, à l’abri dans des sachets à quintuple épaisseur et sous vide d’air. «Le froid permet de conserver les graines plus longtemps. Le transfert de l’ensemble de la collection de l’institut est prévu d’ici quelques années.»
Les heures filent, mais nous sommes loin d’avoir tout vu. Dans le laboratoire de cryogénisation, le biologiste Vladimir Verjouk est affairé à préparer le matériel végétal qui sera congelé à… -191 degrés, la température de l’azote liquide! Quelque 80 000 échantillons sommeillent au fond de conteneurs métalliques aux allures de boilles à lait géantes. Certains pourront y rester jusqu’à cent ans avant de revivre. «Cette technique ne fonctionne pas pour les graines, seulement pour les boutures, les pollens et autres tissus vivants», souligne Vladimir Verjouk avant de se remettre au travail.

Cap sur la station Pouchkine
Le tour de l’Institut Vavilov ne serait pas complet sans une visite à l’une des stations d’expérimentation qui y sont rattachées. Un des chercheurs de Saint-Pétersbourg se propose de nous accompagner le lendemain à celle de Pouchkine, située dans la banlieue de la ville. On quitte le centre en roulant sur de larges avenues à quatre voies, bordées d’immeubles en construction. Des bandes de neige encombrent les bords de la chaussée. Le ciel a la couleur du béton. Hormis les nouvelles serres, la station de recherche de Pouchkine paraît encore plus vétuste que l’Institut Vavilov. À l’intérieur poussent des tomates, des concombres, des salades ainsi que différentes variétés de pommes de terre sauvages. À l’extérieur, un champ fait office de banque génétique à ciel ouvert durant la belle saison.
Dans le bâtiment principal, attenant aux serres, se trouvent les laboratoires chargés de l’analyse génétique des plantes cultivées qui ont été régénérées à l’institut. Passionnantes, les explications de la responsable de la station, qui travaille sur l’ADN des plantes, n’en sont pas moins très complexes. Cela explique peut-être en partie le fait que le grand public ne sache rien des recherches menées à l’institut. Aujourd’hui, que ce soit en Russie ou ailleurs, hormis parmi les agronomes et les botanistes, on se soucie peu de la préservation de la biodiversité végétale. «Précurseur dans son approche, Vavilov a été l’initiateur d’une stratégie d’abord nationale puis mondiale de sauvegarde, de développement et d’utilisation raisonnée des ressources génétiques des plantes cultivées et de leurs formes sauvages apparentées», rappelait à Saint-Pétersbourg le directeur de l’institut, Nikolaï Dzyubenko. Il a aussi et surtout été le premier à réaliser l’importance et la valeur que ce précieux savoir pourrait avoir pour l’humanité. Trois quarts de siècle après sa disparition, sa vision d’une agriculture traditionnelle qui ne renie pas la modernité, puisant dans le vaste réservoir de gènes de chaque plante cultivée, n’a en rien perdu de sa justesse.

+ D’infos Pour en savoir plus sur l’Institut Vavilov, ne manquez pas l’exposition «Graines pour le futur, conservation et recherche à l’Institut Vavilov et en Suisse», au Jardin botanique de Lausanne, avec les photos de Mario Del Curto, du 18 mai au 29 octobre 2017. À lire: «Les graines du monde», Mario Del Curto, Till Schaap Édition, et le catalogue de l’exposition.

Texte(s): Alexander Zelenka
Photo(s): Alexander Zelenka

En chiffres

Vavilov, c’est:
Un institut fondé en 1926.
12 stations de recherche liées en Russie.
19 filiales dans l’ex-Union soviétique.
Une collection de 325 000 lots de graines d’espèces cultivées.
Un herbier de 375 000 planches.
Près de 1000 collaborateurs.
Chaque année, 15 000 à 20 000 lots de graines sont étudiés, entre 13 000 et 18 000 sont entreposés à basse température et 13 000 sont remis à divers utilisateurs.
9,4 millions de francs de budget annuel.
La quatrième plus grande banque de semences du monde (après les États-Unis, la Chine et l’Inde).
+ D’infos www.vir.nw.ru

Questions àFrançois Felber

François Felber est le directeur des Jardins botaniques cantonaux de Lausanne et Pont-de-Nant.

Pourquoi avoir choisi de consacrer une exposition à Vavilov?
Tout est parti d’une rencontre avec le Vaudois Mario Del Curto, qui s’est lancé dans un vaste projet photographique pour documenter les activités de l’institut en Russie. Nous avons fini par décider de monter ensemble une exposition sur l’interface entre botanique et agronomie, une thématique qui m’intéresse depuis longtemps en tant que scientifique.

Vous êtes parti plusieurs fois en Russie. Qu’est-ce qui distingue Vavilov de notre banque de graines, à Changins (VD)?
Le but, à savoir la conservation de la biodiversité végétale et la création de nouvelles variétés, ainsi que les méthodes sont identiques, mais pas les moyens. Nous avons plus de ressources financières, mais moins de personnel. En Russie, c’est le contraire. Grâce au travail des centaines de collaborateurs passionnés de Vavilov, cela se compense.

Quel sera le fil rouge de l’exposition à Lausanne?
Nous avons voulu montrer le trajet de la graine, de sa collecte au développement de nouvelles variétés. C’est très important de sensibiliser le grand public aux questions liées à la biodiversité végétale dont dépend l’avenir de notre sécurité alimentaire.

Le Darwin du végétal

Né dans une famille de marchands moscovites fortunés, Nikolaï Ivanovitch Vavilov fait ses études à l’Institut agronomique de Moscou. Il bifurque vers la botanique, la mycologie et la phytopathologie, voyageant en Europe pour se former aux dernières techniques de sélection. Sa carrière sera brève mais fulgurante. À 33 ans, il est directeur de l’Institut de botanique appliquée et des nouvelles cultures de Saint-Pétersbourg. Il lance une vaste série d’expéditions botaniques et agronomiques pour déterminer l’origine géographique des plantes cultivées. La centaine de campagnes qu’il a menées dans plus de cinquante pays lui permettent de collecter près de 250 000 échantillons. «La vie est courte, il faut se dépêcher», disait Vavilov. Ce travailleur infatigable a formulé d’importantes généralisations scientifiques en génétique, culture des plantes, botanique et phytopathologie. Il a aussi mis en place les bases d’un système agronomique efficace à l’échelle de l’Union soviétique. Il a écrit des dizaines d’ouvrages et publié plusieurs centaines d’articles scientifiques. Quand Staline arrive au pouvoir, son travail commence à susciter la méfiance. La génétique est vue comme une science bourgeoise et ses multiples voyages à l’étranger déplaisent. Il est arrêté en 1940 et condamné à mort. Il mourra de faim en prison, en 1943.