Reportage
À Saint-Gingolph, les poissons du Léman se muent en perles précieuses

Depuis quelques mois, un ingénieur a relancé la fabrication de nacre dans le village franco-suisse, reconnu au siècle dernier pour ce savoir-faire original. Des bijoux durables faits à partir d’écailles plaisent aux touristes.

À Saint-Gingolph, les poissons du Léman se muent en perles précieuses

Il est sept heures du matin et David Bened vient de pêcher 80 kilos de féra. Sur la rive, il retire délicatement les écailles des poissons avant de les apprêter en filet. Il y a un an, ces déchets auraient fini au fond du lac Léman. Mais depuis quelques mois, le Haut-Savoyard leur prodigue un soin tout particulier. Penché au-dessus d’une bassine, il les mixe afin d’en retirer la couleur brillante et obtenir un liquide irisé.

À côté de lui, un homme observe ses gestes avec attention. Il s’agit de Jean-Loïc Selo, originaire du village frontalier de Saint-Gingolph (VS). Toutes les semaines, cet ingénieur vient à la rencontre du pêcheur pour récupérer l’étrange mixture pailletée, appelée aussi «essence d’Orient». Grâce à elle, ce Franco-Suisse confectionne de délicates perles de nacre, vendues en colliers, bagues et autres bijoux à des milliers de kilomètres à la ronde. Une production «écologique, zéro déchet et 100% naturelle», se félicite l’artisan en chargeant le mélange sur sa trottinette électrique. David Bened acquiesce. «Transformer cette partie peu noble du poisson en objet précieux valorise mon métier. Je suis ravi que cette tradition locale soit de retour», déclare-t-il avant de remettre son bateau à flot.

Une tradition centenaire
En 1920, Saint-Gingolph était en effet mondialement connu pour ses perles, créées dans quatre fabriques par une quinzaine d’ouvrières. Ces dernières utilisaient alors des écailles d’ablette, un petit poisson argenté présent en quantité dans le Léman. «Les riches touristes anglaises étaient folles de ces bijoux. Elles venaient depuis les palaces de Montreux en bateau pour s’en procurer. C’était le Saint-Tropez du bout du lac!», raconte Jean-Loïc Selo, photos à l’appui. Mais cinquante plus tard, tout a basculé. «Après mai 68, les perles n’étaient plus à la mode. Ça faisait trop vieillot et aristo. Il y avait aussi beaucoup de concurrence. Alors les fabriques du village ont fermé», résume le Gingolais.

En 2017, il est contacté par le Musée des traditions et des barques du Léman (voir l’encadré) pour reprendre la production. Un défi de taille, les perlières n’ayant laissé aucune trace écrite de leur savoir-faire. Sans compter que la matière première, l’ablette, a disparu du lac. Loin d’être découragé, le diplômé en génie des matériaux tente l’expérience avec des écailles de truites, gardons, perches et féras. «J’ai fait des centaines d’essais pour réussir à recréer la perle parfaite. Et un jour, ça a marché!»

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Ces derniers mois, l’atelier baptisé «Les perles du lac» tourne à plein régime. Jean-Loïc Selo, accompagné de bénévoles, s’applique à monter des billes d’émail sur des tiges en verre. Avec précision, l’alchimiste trempe les sphères une à une dans l’essence d’Orient. Pour fabriquer une perle blanche, 35 bains de nacre sont nécessaires, soit une semaine de travail en comptant les temps de séchage. Celles de couleur sont passées au four puis enrobées d’une «poudre de perlimpinpin», à la composition tenue secrète. «Une belle perle doit rassembler trois qualités: la sphéricité, l’homogénéité et la brillance. Si c’est raté, on la trempe trois semaines dans l’eau, la nacre se décolle et on recommence.»

Du luxe écologique
Chaque jour, près de 200 perles d’écailles aux reflets colorés sortent de l’atelier. Le joaillier tient à rappeler que cette production est particulièrement respectueuse du bien-être animal, contrairement aux perles de culture. «Dans les fermes d’élevage, on les fabrique en introduisant un greffon dans une coquille d’huître, ce qui implique un fort taux de mortalité. Ici, il n’y a pas de perte puisque le reste de l’animal est mangé. C’est un luxe durable, qui est dans l’air du temps.» Ces bijoux sont aussi vendus à des prix abordables, compris entre 35 et 200 francs.

Dans la bijouterie attenante, une employée s’attelle à enfiler les perles et à les assembler en parure, dont les formes et camaïeux varient selon les commandes et les saisons. «Cela nécessite

beaucoup de patience et de minutie. Mais comme j’ai une formation de technicienne dentiste, ça me connaît», glisse Aurore Steib. La vendeuse Cathy Bénet, dont la grand-mère travaillait dans une des fabriques en 1926, se charge d’accueillir une clientèle nombreuse venant de toute la Suisse et du sud de la France. Pour Jean-Loïc Selo, ce succès augure un avenir prometteur. «Je veux offrir aux touristes une expérience hors du commun et redonner à Saint-Gingolph un peu de sa grandeur d’autrefois.»

+ D’infos www.perles-du-lac.ch

 

Texte(s): Lila Erard
Photo(s): Dom Smaz

Le cuir de poisson, matériau durable

À quelques kilomètres de Saint-Gingolph, une autre entreprise utilise les poissons du Léman pour créer des objets de luxe. Il s’agit de Cuirs d’O, à Meillerie (F). Depuis 2014, la tanneuse Alexandra Alphonse prélève les peaux de truite, féra et brochet chez les pêcheurs de la région pour en faire du cuir. Si cette technique ancestrale est répandue dans les pays scandinaves et au Brésil, notamment avec le saumon, elle est très peu connue dans le pays. Après avoir effectué un tannage végétal manuel de trois semaines, l’artisane façonne des bijoux et des pièces de maroquinerie colorées, vendues dans plusieurs boutiques à Évian-les-Bains (F). Seules les espèces de poissons élevées ou pêchées pour la consommation humaine sont utilisées, tient-elle à préciser. «La peau peut être considérée comme un déchet, car elle est jetée trois fois sur quatre, sauf pour faire de l’huile de poisson ou de la nourriture en poudre pour animaux. Ma démarche permet donc de la valoriser de manière écologique et esthétique.»