De saison
À la fin du mois, le seul cumin de Suisse se récoltera en Ajoie

Voilà quatre ans, Pascal et Noé Cattin, agriculteurs à Alle (JU), se sont lancés en pionniers helvétiques dans la culture de carvi. Un statut qui oblige à quelques expérimentations pour optimiser la méthode de production.

À la fin du mois, le seul cumin de Suisse se récoltera en Ajoie

Alle: un village situé à deux coups de pédale de Porrentruy et déjà en pleine campagne. Ni plus grand ni plus petit que ses voisins, il aurait tout pour se fondre dans le paysage ajoulot. Ce qu’il fait d’ailleurs très bien. Enfin, faisait. Jusqu’à ce qu’une parcelle d’un peu plus de 100 mètres sur 100 n’émerge à la hauteur des dernières habitations et vaille à la bourgade une place de choix sur la carte du terroir helvétique. Le terrain en question paraît en friche au premier regard. Il passerait lui aussi inaperçu avec ses nombreux bouquets couleur marron qui se dressent tant bien que mal au milieu d’une épaisse broussaille de hautes tiges. Mais il s’agit là, ni plus ni moins, du seul cumin poussant sur le sol de notre pays. Cumin des prés, ou carvi de son autre nom.

«Débrouille-toi!»
«Bon, ce n’est pas très représentatif de notre production, avertit d’emblée Noé Cattin, solide jeune homme de 21 ans à la barbe drue et claire. Toutes ces graminées ne devraient pas être là. On a tenté d’ensemencer différemment, en mélangeant le cumin au trèfle, qui devait nourrir la terre en azote. Mais les herbes ont poussé d’un coup. On va devoir faire le tri à la récolte.» En bons pionniers qu’ils sont depuis quatre ans, lui et son père Pascal multiplient les expérimentations pour percer tous les secrets de ce condiment oriental. Et trouver la formule magique qui leur assurera la meilleure production. «On ne peut demander conseil à personne. Quand je suis allé chercher les premières graines que j’avais commandées, le vendeur de la coopérative agricole m’a dit: «Tiens, j’ai trouvé ce que tu cherchais. Mais il va falloir te débrouiller, je n’ai aucune idée de la manière dont elles s’utilisent», se souvient Pascal Cattin. Vu les frais de port, elles devaient venir de loin!»
Le duo a donc dû tâter le terrain pour affiner sa méthode de culture. «Vu que le cumin ressemble un peu au colza, on a par exemple réglé la batteuse selon les mêmes paramètres. On a aussi remarqué qu’il fallait attendre la fin de journée pour moissonner, sinon la chaleur provoque l’évaporation des huiles essentielles. Cela sent très fort dans le voisinage, mais c’est tout ce qu’on perd en saveur sur le produit final.» Des arômes qui, comme pour le safran de Mund (VS), sont bien plus puissants que ceux des épices provenant de l’étranger. «Avant d’arriver sur les étals en Suisse, le cumin est séché pendant des mois, voire des années. Le nôtre est consommé tout de suite, e xplique Noé. Il n’a pas le temps de perdre son goût. Les boulangers et les bouchers qui nous en achètent le disent: ils en utilisent un tiers de moins pour un résultat identique.»
Noé et son père ont aussi constaté l’extrême attention que réclame le carvi les jours précédant le battage. Les minuscules graines en forme de banane ne sont reliées à la plante que par un fin filament à peine plus épais qu’un cheveu. «En séchant, ce dernier devient très fragile. Il suffit d’un coup de vent un peu trop fort pour faire tomber les particules par terre.»

Histoire de cochonnailles
Ce n’est pas par hasard, ni par simple désir de se démarquer que la famille ­Cattin s’est embarquée dans l’aventure du cumin. L’explication est plutôt à chercher du côté de la choucroute. Non seulement parce qu’elle est parfumée à la fameuse graine et appréciée à la Saint-Martin, mais aussi et surtout parce qu’on la garnit de saucisse d’Ajoie, star en ses terres et connue pour son fumet de cumin. «Mon beau-frère, boucher dans le village, s’était dit que ses saucisses gagneraient à contenir du carvi local, raconte Pascal. On a d’abord essayé d’en semer sur une parcelle de 10 m2, juste pour voir si la plante passerait l’hiver. Comme cela a plutôt bien marché, on a commencé directement a en cultiver l’année suivante.»
Pascal et Noé produisent aujourd’hui bon an mal an environ 800 kg de graines de cumin. La récolte est vendue à une clientèle qui s’étend bien au-delà des frontières jurassiennes. «On livre à un magasin d’épices du Tessin. Il y a aussi des Vaudois, des Genevois ou encore des Suisses allemands qui nous écrivent pour nous demander de leur envoyer des sachets, détaille Pascal. Certains nous disent qu’ils en mettent simplement sur leur fromage en le mangeant.» Et de citer en exemple l’Alsace avec sa spécialité, le munster «qui va particulièrement bien avec le cumin». On note…

Texte(s): Antoine Membrez
Photo(s): Nicolas de Neve

À toutes les sauces

Dans le Jura, le cumin s’utilise aussi dans les bricelets. Mais le dernier-né des cantons n’a pas pour autant le monopole de l’épice au goût anisé-amer. On la retrouve par exemple dans certaines variantes du gâteau du Vully, spécialité du canton de Fribourg. Ou parfois dans la longeole genevoise, de même que dans la Siedwurst appenzelloise.

Les producteurs

Pascal et Noé Cattin
Âgé de 21 ans, Noé Cattin n’a pas perdu de temps. En plus de son CFC d’agriculteur, il vient en effet d’obtenir cet été son brevet fédéral. Ce titre en poche, le jeune homme épaule depuis peu son père Pascal sur l’exploitation familiale d’Alle. Il représente la quatrième génération à s’y affairer. Outre le cumin qu’ils vendent aussi bien en doses de 50 g qu’en sacs de 25 kg, Noé et Pascal élèvent également un petit troupeau de vaches. Et produisent du soja et du millet bios. «La culture biologique ajoute une difficulté supplémentaire pour le cumin. On désherbe à coups de pioche», concède le quinquagénaire. La famille ajoulote a opté pour la commercialisation de ses productions en circuit court. La boucherie du beau-frère de Pascal, pour laquelle il avait initialement lancé la culture de cumin, se trouve deux rues à côté de la ferme familiale.