Agriculture
Des paysans transforment un conteneur en un stamm convivial

Pour se retrouver, échanger et lutter contre la solitude, une équipe d’agriculteurs actifs et retraités de Ballens, au pied du Jura vaudois, se réunit quotidiennement le temps d’un café. Le lieu? Un simple conteneur acquis collectivement.

Des paysans transforment un conteneur en un stamm convivial

C’est un conteneur bleu, posé au pied de l’ancien battoir, à l’entrée de Ballens (VD). Il faut, pour y accéder, se faufiler entre des carcasses de voitures entreposées par le garagiste voisin. Est-ce l’annexe d’une entreprise du coin? Ou le point de chute des ouvriers travaillant sur un chantier attenant? Pas du tout! Ce Portakabin est en réalité une oasis, une respiration dans le quotidien parfois difficile d’agriculteurs du village. Ce matin, c’est Raymond qui arrive le premier, à 8 h 45. Quatre de ses collègues apparaissent ensuite, comme dans un ballet parfaitement orchestré. On échange une poignée de main, sobre et silencieuse, puis on entre dans ce local de trois mètres sur cinq. On allume les lumières et le petit chauffage électrique, on branche bouilloire et cafetière. Et on s’assoit. Il y a un moment de silence, sorte de transition entre les univers de chacun et cette «bulle» de partage. Et puis la discussion s’engage.

L’occasion de refaire le match
Autour de la table où trône une pile de verres en plastique, il n’est ce matin-là question ni de politique ni du prix du lait, encore moins de fiscalité agricole. Les premières discussions de ces cinq agriculteurs, fidèles à leur rendez-vous quotidien, consistent à refaire le match de Champions League de la veille au soir, qui opposait le FC Barcelone au Paris Saint-Germain. «Quel match! 6 à 1! On n’est pas prêt de voir ça, pas vrai Raymond?» Raymond ­Monod a connu les grandes heures du FC Ballens, qu’il a longtemps présidé, y évoluant en 3e ligue dans les années huitante. À 70 ans, ce producteur de lait dés­ormais à la retraite a gardé la passion du ballon rond autant que du bétail, et ne saurait rater le traditionnel café matinal avec ses collègues, devenus au fil du temps ses amis.

Oublier un peu les soucis
Mais que viennent-ils donc chercher au juste dans ce conteneur, tous les matins de l’année, dimanches et jours de fête compris? «On vient lutter contre la déprime du paysan!» lance en souriant l’un d’entre eux. Un brin provocant, ce producteur n’exagère cependant pas tant que ça. «On vient un peu oublier nos tracas quotidiens. En écoutant ceux des autres, ça fait toujours relativiser sa situation», reconnaît Christian Croisier, son collègue céréalier. Si seulement cinq d’entre eux étaient présents le matin de notre visite, ils sont au total neuf agriculteurs, actifs et retraités, à avoir «investi» dans ce conteneur de chantier. «Tout a commencé il y a vingt ans, raconte Gilbert Roch, casquette vissée sur la tête. Deux paysans du village avaient pris l’habitude de boire le café à la station d’épuration, dont l’un d’eux était responsable. Petit à petit, le cercle s’est élargi, l’habitude s’est prise. Et au décès du copain, il y a six ans, on a voulu maintenir notre rendez-vous qui était devenu un rituel.» Après quelques mois d’itinérance et de réflexion, l’idée émerge: «L’achat d’un conteneur nous semblait une bonne solution, car il nous permettait de nous retrouver en terrain neutre.»
Le conteneur arrive à Ballens à l’automne 2010, et est déposé sur un terrain appartenant au syndicat agricole du village. Coût de l’opération: 9000 francs. «C’est bien simple, on a chacun mis 1000 francs de notre poche. Et pour le café et l’électricité, on divise la facture annuelle.» Un tel engagement financier peut sembler de taille. «Conséquent certes, mais nécessaire, pour continuer à se voir», insiste Didier Roch. Causer, écouter, échanger, c’est bien ce qui anime Gilbert, Léo, Jan, les deux Claude et les autres. Tous savent qu’ils peuvent venir comme ils sont, avec de la terre à leurs souliers et parfois quelques bleus à l’âme. S’ils décident de les partager, c’est avec une pudeur toute paysanne. «J’ai connu des moments difficiles dans ma vie de producteur, reconnaît Didier Roch. Ce rendez-vous matinal était pour moi une bouffée d’oxygène. Pour rien au monde, je n’aurais raté ce café du matin.» Gilbert Roch abonde, notant aussi que les temps ont changé: «À l’époque de nos pères, les fermes étaient au centre du village, il suffisait de sortir de chez soi pour trouver quelqu’un avec qui causer. Désormais, on a le même problème qu’en ville: il faut prendre rendez-vous pour se rencontrer. Ici, on a au moins l’assurance de voir du monde».

Le café et la pluie font du bien
La déco du stamm est simplissime. Un bidon d’eau pour la cafetière, une ou deux bouteilles de goutte pour la forme, et quelques paquets de biscuits: pas de quoi tenir un siège, mais assez pour se réchauffer le temps d’une discussion. Dehors, la pluie bat les carreaux du Portakabin pendant que Jan Kocher se charge de la deuxième tournée de cafés. «Elle va faire du bien, cette pluie.» «Et comment. Ça fait combien à présent?» «Cent millimètres en quinze jours», poursuit l’agriculteur en jetant un œil à l’application «pluviomètre» de son natel. Et la discussion se poursuit autour des ressources en eau dans la région. 9 h 30. On rassemble les tasses, on éteint le chauffage, la lumière, on débranche la cafetière. Chacun retourne à ses activités, à ses préoccupations. Jan va préparer ses box en vue de la réception d’un nouveau lot de taurillons cet après-midi. Didier, lui, sait que quelques heures de paperasse et de préparations de séances l’attendent. Chacun remonte dans sa voiture. La porte du conteneur se referme. «À demain!»

Texte(s): Claire Muller
Photo(s): Mathieu Rod

Les agriculteurs ont besoin de contacts

Le pasteur et aumônier vaudois Pierre-André Schütz, qui s’engage depuis plusieurs années pour soutenir les agriculteurs en détresse, le répète à l’envi. «Désormais, les épouses des exploitants travaillent de plus en plus fréquemment à l’extérieur et ils ont moins les moyens de se payer un salarié. Les camions de lait ont remplacé le déplacement quotidien à la laiterie, qui constituait un lieu de rencontre. Résultat, il peut se passer des jours sans que le paysan ne croise personne.» Alors à l’évocation de l’initiative des agriculteurs de Ballens, Pierre-André Schütz ne cache pas son enthousiasme. «Créer des espaces d’échange et de rencontre, c’est exactement ce qu’il faut faire! Les paysans ont besoin de socialiser.» L’aumônier salue toutes les initiatives qui vont dans ce sens. Comme celle de ces six agriculteurs du Nord vaudois qui ont créé un groupe WhatsApp «à but social», explique Marc Saugy, exploitant à Cronay (VD). «Au départ, c’était pour faciliter les échanges de parcelles et le partage du matériel. Mais finalement, on y a surtout gagné d’un point de vue humain. Régulièrement, on lance l’invitation et on se retrouve pour boire un café, ça fait un bien fou!»
+ D’infos Les personnes souhaitant contacter l’aumônier peuvent le faire en lui écrivant à pierre-andre.schutz@eerv.ch ou en appelant le 079 614 66 13.