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2022, «la pire année sur les alpages»

Prairies jaunies et vaches amaigries: dans le Jura vaudois, sécheresse et canicule persistantes impactent fortement le quotidien des exploitants. C’est notamment le cas de Didier Meylan, à l’estivage au Cerney, au-dessus de la vallée de Joux.

2022, «la pire année sur les alpages»

Sur cette large combe orientée sud-ouest entre le col du Marchairuz et Le Brassus (VD), la soixantaine de vaches laitières de la famille Meylan ne semblent guère affectées par la chaleur déjà forte en ce début de matinée. Tête en bas, elles arrachent méthodiquement une herbe rase, ocre et craquante. Cependant, lorsque l’agriculteur et son fils Yannick se pointent pour ouvrir le parc et emmener le bétail 200 mètres plus loin, où ils ont étalé un regain amené de leur domaine situé au Solliat, l’empressement du cheptel montre bien qu’il ne s’agit pas d’une friandise supplémentaire, mais bien d’une ration inespérée, vouée à suppléer autant que faire se peut ce que la pâture exsangue peine à lui offrir.

 

Du foin à la rescousse

«Le Canton de Vaud a émis une dérogation à l’obligation, pour les fabricants de gruyère, de ne recourir qu’à la pâture. On fournit ainsi aux vaches deux balles rondes (ndlr: environ 500 kg) par jour. Ça permet tout juste de leur couper la faim, soupire le paysan. Et on tape déjà dans nos réserves! Comme rien n’a repoussé depuis notre dernière maigre coupe de nettoyage, notre séchoir n’est plein qu’aux deux tiers, et l’hiver prochain va s’en ressentir. On a déjà dû se séparer d’une dizaine de bêtes; il faudra probablement réduire encore leur nombre, voire acheter du fourrage.» Comme beaucoup de ses collègues… Résultat: un prix de la viande en baisse, alors que celui du fourrage risque de prendre l’ascenseur.

Avec Yannick et son frère Raphaël, Didier et Isabelle Meylan font cette année leur dixième saison au Cerney, un chalet doté de 30 hectares de pâtures, aux mains de la commune de Bursins. Ils y confectionnent de mai à mi-septembre un gruyère d’alpage AOP dépassant systématiquement les 19/20 points à la taxation cantonale grâce au talent de Raphaël, l’autodidacte, qui fromage depuis quatre ans. Le père, lui, est catégorique: «Je n’ai jamais vu la vallée de Joux aussi grillée! En matière de sécheresse, 2022 est encore pire que 2018 ou 2015. Les bêtes maigrissent et leur production de lait s’en ressent fortement.» Et même s’il s’échine à déplacer les vaches tous les jours, pour les motiver un peu, il ne se fait aucune illusion: «Notre quota de gruyère est fixé à 16 tonnes, soit 7 à 8 pièces par jour en début d’estivage. On ne l’atteindra pas: nous en sommes déjà à 4 meules seulement.» La famille se résigne donc à envisager la désalpe dès la fin du mois. «Un de nos voisins est redescendu. On l’aurait déjà fait si on disposait de fourrage en bas…»

 

L’eau, le problème crucial

Les chances de voir le Cerney se regarnir d’une herbe grasse et nourricière, même l’an prochain, sont désormais bien minces, ajoute Didier Meylan. «Comme il ne pleut pas, impossible d’épandre le lisier, qu’il faut donc redescendre régulièrement pour vider notre fosse de 80 m3. Et ces prairies déjà sèches vont en outre manquer de fumure.»

Si les éleveurs sont bien obligés de composer avec le manque d’herbages et ses conséquences, pas question, en revanche, de transiger sur l’élément le plus vital: l’eau. Là aussi, la situation est inédite. Voilà des mois qu’aucune pluie digne de ce nom n’est venue remplir les trois citernes de 150 m3 au total qui servent à couvrir les besoins du ménage et de la fabrication de fromage. Quant aux trois étangs alimentant les bassins destinés au bétail, deux sont quasiment à sec, et le troisième s’évapore lentement sous la chaleur. L’un des dix parcs quadrillant les 80 hectares dédiés aux laitières – les génisses et les veaux sont quant à eux logés un peu plus loin dans la combe – est bien pourvu d’une source, mais elle est tarie depuis belle lurette.

Comme la quasi-totalité de ses collègues, Didier Meylan doit donc compter sur le plan d’urgence mis en place par les autorités dans le secteur jurassien, le plus touché par la sécheresse: une station de pompage dans lac de Joux, à L’Abbaye, ravitaillant deux points d’approvisionnement supplémentaires installés à La Givrine et au Marchairuz. Plusieurs fois par semaine, Yannick attelle au tracteur l’une des deux citernes mobiles de 10 et 12,5 m3 – l’autre est généralement prêtée à un confrère –, prend la route du col… et patiente dans la file d’attente qui se forme tous les matins devant le réservoir mobile géré par la Protection civile. «On fait plusieurs voyages chaque fois, à nos frais, pour être tranquilles quelques jours. Le troupeau a sa ration quotidienne de 8 m3, le chalet ses 2 m3, mais cela s’ajoute aux autres tâches et à nos coûts de production», déplore le Combier.

Face à une situation vouée à devenir chronique, l’éleveur est bien placé pour comprendre que les solutions d’urgence n’ont pas d’avenir et que des améliorations structurelles sont indispensables. «Il y a un projet de relier les chalets des environs au réseau, mentionne-t-il. Mais les vaches n’ont pas besoin d’une eau filtrée et traitée! Augmenter la capacité de rétention des exploitations me paraît plus sensé.» C’est aussi la piste que privilégie la Société vaudoise d’économie alpestre face à cette crise de l’eau (voir encadré ci-dessous). Paysans et instances agricoles sont d’accord sur un point: désormais, le temps presse.

Texte(s): Blaise Guignard
Photo(s): François Wavre/Lundi13

L’eau, une urgence globale

Dans le Jura vaudois, 200 alpages recourent à l’approvisionnement de secours mis en place par le Canton. Parmi eux, une soixantaine font face à un manque aigu d’eau… À la suite des précédents épisodes, le Canton a clairement posé que les hélitreuillages ne se répéteraient pas. «Les propriétaires et amodiataires, notamment les communes, sont désormais invités à soumettre des projets d’amélioration durable de leurs structures d’accès et de rétention d’eau», souligne Eric Mosimann, de la Société vaudoise d’économie alpestre. À Fribourg, la situation est similaire, relève son homologue Frédéric Ménétrey – même si l’hélicoptère reste autorisé pour les alpages inaccessibles par route. «Ceux qui ont installé des citernes de plus grand volume ou amélioré leurs accès à l’eau peuvent s’en féliciter! Mais la sécheresse actuelle va mettre en évidence les lacunes les plus criantes et inciter autorités et exploitants à faire avancer un maximum de projets de ce type.»

Dans le canton du Jura et à Neuchâtel, le manque d’eau est également avéré. Pas de système d’urgence, mais des autorisations exceptionnelles de recourir à l’affouragement d’hiver ou de pâturer sur des prairies extensives. Et là encore, «une réflexion globale sur l’amélioration de l’accès et de la rétention de l’eau est entamée», indique Yann Huguelit, de la Chambre neuchâteloise d’agriculture. En Valais, hormis quelques cas isolés, la situation générale est plus favorable. Pour l’instant! «L’eau disponible est celle des glaciers et de la fonte des neiges, et l’évolution climatique entraîne sa raréfaction, prédit Jean-Jacques Zufferey. Il est clair qu’il faut agir rapidement. Et se pencher sur les priorités des besoins hydriques, notamment entre tourisme et agriculture.»