Pêche
Les truites se font de plus en plus discrètes dans le lac de Morat

Les pêcheurs partis taquiner la truite dans le lac fribourgeois rentrent souvent au port bredouilles. Ce poisson ainsi que les corégones peinent à se reproduire dans cette étendue d’eau tempérée et surtout mal oxygénée.

Les truites se font de plus en plus discrètes dans le lac de Morat

Samedi matin, le soleil peine à percer les nuages au-dessus du lac de Morat. Sur l’eau, pas l’ombre d’un plaisancier. Pourtant, il y a de l’effervescence au port d’Avenches (VD). Aujourd’hui, les pêcheurs de la société La Grelottière ont sorti leur embarcation pour participer à leur traditionnel «Concours à la truite». Une fois les cuillers choisies, les traînes mises à l’eau, cinq bateaux ont pris le large avec un seul but: capturer une truite. Cet objectif peut paraître peu ambitieux aux yeux de certains. Pourtant, débusquer un tel poisson, de 45 cm minimum, dans ce lac est rare. Après plus de quatre heures passées sur l’eau, aucun pêcheur ne parviendra à en capturer une ce jour-là.

«Il y a quinze ans, on prenait encore des truites à la traîne, mais aujourd’hui, quand on en attrape une, c’est exceptionnel», constate Franz Märki. As de la pêche au brochet – à tel point qu’il a baptisé son bateau Alacer Esox (le brochet agile) – ce pêcheur de 58 ans, porte-parole des sapeurs-pompiers bernois la semaine, a tenté sa chance samedi, bien qu’il n’ait plus ferré de truite depuis plus de cinq ans. Il connaît ce lac depuis son enfance et l’a vu changer. «Il se transforme de plus en plus en étang. Des algues, très présentes quand j’étais enfant, ont aujourd’hui disparu alors que des joncs sont apparus, ainsi que des nénuphars. Bien que ce ne soit que des observations non scientifiques, cela montre bien que son eau est maintenant plus chaude.»

Un bassin versant agricole
D’un geste calme, le pêcheur oriente ses traînes afin qu’elles ne s’emmêlent pas dans le bois flotté, émergeant de la surface de l’eau parfaitement lisse. Il a fixé un grelot à l’extrémité de chaque ligne – objet qui a donné le nom à la société de pêche avenchoise – prêt à tinter pour signaler une touche. Ce matin, il restera silencieux. Aucun poisson ne s’approche des hameçons, alors même qu’ils sont nombreux sous la coque, à en croire le sonar. Ces dernières années, 200 kg de truites ont été pêchés dans ce lac, cinq fois moins qu’au début des années 90 selon les statistiques vaudoises. Au large de Vallamand (VD), d’autres concurrents traquent le salmonidé, sans succès. D’un geste de la main, un brin dépités, les participants communiquent de bateau en bateau. «Il me fait signe qu’il n’a rien non plus», note Franz Märki, mettant le cap vers l’embouchure de la Broye, le plus grand affluent du lac de Morat. «L’un des problèmes de ce lac est que son bassin versant est surtout composé de terres agricoles, poursuit-il, veillant à éviter les filets des pêcheurs professionnels posés au milieu de l’eau. Même si les paysans utilisent de moins en moins d’engrais pour leurs cultures et économisent l’eau pompée dans la Broye pour arroser leurs champs, ce n’est encore pas suffisant pour alimenter correctement le lac en eau l’été.»

Lente dégradation de l’eau
La quasi-absence de ce poisson dans le lac de Morat – un adversaire ne se laissant pas facilement attraper – est au cœur des discussions à l’heure de l’apéro. Les membres de la Grelottière ne sont pas les seuls à se préoccuper de sa santé. Plusieurs études y ont été effectuées ces dernières années pour tenter de mesurer le problème. Selon l’institut de recherche aquatique Eawag, 36% des espèces piscicoles ont disparu du lac en un peu plus d’un siècle et demi. «Au XIXe siècle, il y a avait ici beaucoup de salmonidés, ensuite la qualité de l’eau s’est dégradée, à la suite d’un fort apport de nutriments pour les microorganismes comme les phytoplanctons, comme le phosphore et le nitrate, détaille Guy Périat, hydrobiologiste qui a participé à cette étude. Quand l’eau est froide, cela ne pose pas de problème. Elle peut se mélanger et s’oxygéner, mais dès qu’elle se réchauffe et devient plus légère, elle crée un couvercle en surface empêchant la réoxygénation. L’oxygène, vital, ne parvient plus à atteindre l’eau fraîche en profondeur, habitat privilégié des salmonidés.» Dans cette «gouille», l’eau chauffe de plus rapidement. Il n’est pas rare qu’elle atteigne les 27 degrés l’été.

Améliorations en cours
Les salmonidés font aussi face à un autre obstacle, l’envahissement végétal des rives et des fonds lacustres, les empêchant de rejoindre les rivières pour se reproduire. «Avec la correction des eaux du Jura, on a baissé et régulé le niveau de l’eau, poursuit Guy Périat. Les bandes de gravier entre la terre et le lac disparaissent.» Plusieurs mesures ont été prises pour améliorer la situation, déjà bien meilleure qu’auparavant. À commencer par la modernisation des stations d’épuration et l’interdiction du phosphore dans les produits de lessive. Plus récemment, la renaturation du delta de la Broye a débuté à Salavaux (VD). «Aménager ce secteur sera très positif pour la vie du lac, commente Sébastien Lauper, collaborateur scientifique du Service des forêts et de la faune du canton de Fribourg. Les espèces de rivière et de lac pourront interagir dans ces habitats fondamentaux pour eux.» Tous les experts s’accordent cependant pour dire que le rétablissement du lac de Morat sera long. En attendant, les pêcheurs se rabattent sur la capture de brochets, de silures, mais aussi de perches, abondantes l’été dernier. Attablés à leur stamm de l’Eau-Noire, non loin du camping d’Avenches, ils parlent déjà de leur prochain concours, au brochet cette fois. Pour sûr, ils ne rentreront pas bredouilles ce jour-là.

Texte(s): Céline Duruz
Photo(s): © Guillaume Perret

en chiffres

Le lac de Morat, c’est:

Près de 550 millions de m3 d’eau remplissent ce lac, long de 10 km et d’une profondeur maximale de 45 m. Il faut un an et demi pour que son eau soit entièrement renouvelée. La norme de 4 mg d’oxygène par litre d’eau n’y est pas atteinte toute l’année. Le phytoplancton s’y développe plus que dans les autres lacs jurassiens. À la fin de l’été, il n’y a parfois plus d’oxygène à 20 m de profondeur.

En 170 ans, ce lac a perdu 36 % de sa biodiversité pisciaire indigène, estiment les chercheurs de l’Eawag.

Bon à savoir

Le lac manque d’oxygène

Le lac de Morat souffre d’eutrophisation. Cela signifie qu’il est enrichi en nutriments comme le phosphore ou le nitrate. Dans l’eau, ces éléments sont décomposés par des bactéries, gourmandes en oxygène. Petit à petit, ce gaz vital disparaît, surtout en profondeur. Difficile alors pour les poissons et autres organismes de vivre dans ce milieu hostile. Le lac de Morat peine à se remettre de cet apport découlant de l’essor économique du pays au XXe siècle. Des mesures ont été prises depuis pour limiter ce phénomène, comme la modernisation des stations d’épuration dès 1970 ou l’interdiction du phosphore dans les poudres à lessive en 1986. Certains experts estiment toutefois qu’il faudrait que ces nutriments disparaissent totalement de l’eau pour que le lac reprenne vie.